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à toutes les vicissitudes. Assise sur des principes dont le pays aurait tiré des conséquences fécondes, s’il n’en avait été détourné par la poursuite d’intérêts étrangers et de projets désastreux, prépondérante en Europe sans aspirer à y devenir dominatrice, la monarchie napoléonienne de Lunéville et d’Amiens, continuant la tradition consulaire sans s’ouvrir d’horizons nouveaux, militaire par son origine, conservatrice et pacifique par ses tendances, aurait présenté la combinaison la plus naturelle, probablement même la plus heureuse pour la France comme pour le monde. Cette combinaison eût été en tout cas la plus propre à fermer l’abîme de la révolution dans un pays qui en avait conservé l’esprit en en répudiant les crimes ; mais Napoléon ne comprit pas ainsi le rôle que lui envoyait la fortune. À peine acclamé, l’empereur rompit avec le premier consul : ce ne fut pas la couronne de saint Louis que Napoléon plaça sur sa tête dans la solennité de son sacre, ce fut celle de Charlemagne. Le bandeau impérial lui fit monter au cerveau des vapeurs ardentes qui, sans rien ôter à la hauteur de son génie, semblèrent oblitérer tout à coup, l’humble sens des réalités.

L’huile sainte n’avait pas encore coulé sur son front, que déjà il imprimait à l’établissement impérial un caractère moins national qu’européen. Toutes ses inclinations le portaient vers les traditions du saint-empire romain, dont on ne tarda point à rechercher avec complaisance tous les précédens, afin de les appliquer à l’étiquette et aux dignités de la cour nouvelle. Pour donner la mesure des extrémités auxquelles peut descendre la flatterie et des profonds calculs de la bassesse humaine, l’on vit des révolutionnaires émérites travailler de tout cœur à greffer sur la bulle d’or la constitution de l’an VIII, en appliquant à une société ardemment démocratique le plus mystique symbolisme du droit féodal[1]. Malheureusement ces fantaisies rétrospectives n’avaient pas trait seulement à la constitution intérieure de l’empire : dès le commencement de 1804, elles étaient le reflet de la pensée qui allait bientôt changer le cours des destinées naturelles de la France pour embrasser l’Europe dans l’universalité de ses desseins. Son génie se dilatant avec sa fortune, Napoléon se faisait acclamer en Suisse à titre de médiateur, et six

  1. « M. de Talleyrand, le plus ingénieux des inventeurs quand il s’agissait de satisfaire les ambitions, avait imaginé d’emprunter à l’empire germanique quelques-unes de ses grandes dignités. Chacun des sept électeurs était, dans ce vieil empire, l’un ministre, l’autre échanson, celui-ci trésorier, celui-là chancelier des Gaules ou d’Italie, etc. Dans la pensée vague encore de rétablir peut-être un jour l’empire d’Occident au profit de la France, c’était en préparer les élémens que d’entourer l’empereur de grands dignitaires choisis dans le moment parmi les princes français ou les grands personnages de la république, mais destinés plus tard à devenir rois eux-mêmes et à former un cortège de monarques vassaux autour du trône du moderne Charlemagne. » Histoire du Consulat et de l’Empire, tome V, page 102.