Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/605

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au pays de s’identifier avec lui et de n’articuler aucun grief avant d’avoir refoulé l’étranger au-delà du Rhin ; le pays avait-il tort de croire de son côté que l’unique chance qu’il eût de faire accueillir ses plaintes était de profiter de la faiblesse du pouvoir, afin de lui faire entendre des paroles de vérité ? Enfin l’empereur prétendait faire sortir de l’extrémité même du péril une dictature encore plus absolue, tandis que la France entrevoyait à travers ces chances redoutables une première lueur de liberté. Deux points de départ aussi opposés ne pouvaient manquer de rendre d’heure en heure le désaccord plus profond et la séparation plus imminente.

Ce n’est pas tout : en 1814, l’empereur voulait certainement la paix, mais il ne la voulait qu’aux seules conditions où elle fût vraiment acceptable pour lui-même. Lorsque dans la solennité de son sacre il avait juré sur l’épée de Marengo de ne pas laisser amoindrir entre ses mains la France arrachée par lui-même aux mains du directoire, lorsqu’afin de l’agrandir encore il avait depuis dix ans versé à flot le sang français depuis Moscou jusqu’à Cadix, la laisser moins grande qu’il ne l’avait prise en 1800 était à la fois pour un soldat couronné une impossibilité d’honneur, pour le chef d’un gouvernement absolu une impossibilité politique. M. Thiers l’a démontré de manière à forcer sur ce point les convictions les plus rebelles : Napoléon ne pouvait régner sur la France ramenée par l’Europe victorieuse à ses limites antérieures à la révolution, car un tel changement n’était honorablement acceptable pour le pays qu’au prix d’une transformation complète de ses institutions et du principe même de son gouvernement. Aux yeux de l’Europe, une pareille paix n’aurait jamais revêtu d’ailleurs du vivant de Napoléon que le caractère d’une pure suspension d’armes. Mais ce qui était inadmissible pour l’empereur ne l’était plus pour la nation. Tout en tenant très justement à cette limite du Rhin, que protégeait alors l’équilibre même de l’Europe, puisque tous les états de premier ordre allaient s’agrandir démesurément à la paix, la France ne voyait ni son honneur ni son avenir compromis dans les combinaisons diplomatiques dont l’empereur, sous la pressante influence de sa situation personnelle, refusait obstinément d’admettre le principe au congrès de Châtillon.

Pendant que la nation aspirait à des garanties nouvelles et que l’empereur de son côté resserrait, pour faire face à la crise, les ressorts de sa toute-puissance, l’on se trouvait donc, avec un désir égal de la paix, comprendre d’une manière toute différente la question diplomatique aussi bien que la question intérieure. Le mot de négociation n’avait le même sens ni pour la France ni pour l’empereur, car pendant que celle-là paraissait résignée d’avance à rentrer au besoin