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le Rhin, et au travers de laquelle a été faite la route qui mène du val Tomiliaska à la vallée de Schams. Primitivement, cette ouverture, où l’homme n’avait point encore pénétré, s’appelait le trou-perdu. Les Grisons remontaient alors le val Kolla, et prenaient de rudes sentiers sur les flancs du Beverin. La première route, qui date de 1470, exposée aux accidens causés par les avalanches et la chute des rochers, était digne du nom de via mala, que ne mérite guère le magnifique chemin construit, depuis 1822, sous l’habile direction d’un conseiller d’état tessinois, M. Poccobelli. L’art n’a enlevé d’ailleurs à la route maudite aucune de ses beautés. On la considère avec raison comme un des plus merveilleux passages des Alpes. La galerie qui traverse le trou-perdu est un tunnel d’environ soixante-dix mètres creusé dans le roc vif. À peu de distance du tunnel, la gorge forme une sorte de bassin ; mais bientôt elle se rétrécit de nouveau et prend un aspect sauvage.

L’effet que produisit sur moi cette route étroite, taillée en corniche, qui passe entre deux rochers de plus de cinq cents mètres de haut, ne trompa point mon attente. Une force inconnue a partagé la montagne d’une façon tellement symétrique, que si les deux parties venaient à se rejoindre, elles s’adapteraient, ce semble, de manière à ne laisser aucun vide entre elles. La voie qui les divise, et qui n’a par intervalles que dix mètres de large, suit parfois la rive droite et parfois la rive gauche du fleuve ; elle passe sur trois ponts vacillans. On cherche involontairement tantôt le ciel et tantôt le Rhin. Le ciel n’est plus qu’une bande si mince, qu’on éprouve, en le contemplant, une sorte de malaise, et qu’on craint à chaque instant de le perdre de vue. Dans le triste mois de novembre, il n’en descendait qu’une lumière avare, interceptée par la lisière des sapins qui se balançaient au sommet des rochers, lumière parfaitement en harmonie avec ce sévère paysage. Quant au Rhin, qu’on entend bondir à une épouvantable profondeur, il paraît presque aussi éloigné que le ciel ; dans son état normal, il est à cent trente mètres au-dessous du pont du milieu, dont il a touché la voûte dans la grande inondation de 1834.

Tandis que je contemplais avec un muet ravissement ce spectacle sublime, la voiture s’était arrêtée, et une conversation s’était engagée entre le conducteur et deux voyageurs qui demandaient une place. Le coupé étant obstinément pris, depuis Wallenstadt, par un capucin de la Lombardie mélancoliquement flanqué de deux hérétiques, un gentleman anglais et un major prussien, on proposa aux nouveau-venus de monter dans l’intérieur. Pendant qu’on établissait leur bagage dans la lourde diligence fédérale que j’avais cru devoir prendre à Coire pour traverser prudemment ces passages difficiles,