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sérieux, et leur conversation languissante. D’ailleurs le soir arrivait, la bise alpestre nous glaçait sous nos fourrures. En outre, à mesure que nous avancions, la majesté sévère de ces solitudes, à la fois mornes et resplendissantes, agissait de plus en plus sur notre imagination.

Au sommet du Bernardino, qui s’élève de 2,191 mètres au-dessus du niveau de la mer, une vue magnifique s’offrit à nos regards. Nous planions sur la profonde vallée du Rheinthal et sur les glaciers d’où sort le « fleuve allemand. » Une grande maison, qui porte cette inscription fort peu rassurante, casa di refugio, est habitée toute l’année par un employé que le gouvernement des Grisons y entretient pour venir au secours des voyageurs surpris par la tempête. Après avoir dépassé le col du Bernardino, occupé en partie par le lac Moësola, d’où la turbulente Moësa descend vers le sud, nous rencontrâmes, au-delà du pont qui porte le nom de Victor-Emmanuel, un toit solide sous lequel s’engagent les traîneaux, et qui est destiné à protéger les passans contre les avalanches et les trombes de neige. Nous étions emportés par un mouvement si rapide que l’attention était concentrée nécessairement sur les dangers d’une pareille marche. La pente est beaucoup plus forte sur le revers méridional du Bernardino que du côté du nord. Or, sur ce sentier, qui ressemble à un câble tordu, les conducteurs lancèrent leurs chevaux au grand trot. Après une ascension d’une lenteur fatigante, nous pouvions croire qu’une avalanche nous entraînait vers le Tessin, car notre frêle équipage oscillait perpétuellement à gauche et à droite comme un pendule. Un admirable clair de lune semait sur les déserts de glace des millions de diamans. Notre conducteur fouettait ses chevaux avec autant d’indifférence que s’il les eût lancés dans les plaines de la Belgique, et tandis que nous passions avec la rapidité de l’éclair auprès de gouffres incommensurables, il jetait sur ces abîmes un regard vague et insouciant.

Comme les deux voyageurs se proposaient de visiter Bellinzona, une des capitales du canton du Tessin[1], nous nous séparâmes dans cette ville, car je partais immédiatement pour Lugano. Après avoir examiné à leur aise les vieilles forteresses de Bellinzona qui gardent l’entrée des Alpes, le Castello di Mezzo, le Castello di Cime et le Castello Grande, les deux touristes se dirigèrent vers Locarno, afin de faire une excursion aux rives du Lago-Maggiore et dans le val Leventina, que le Tessin, tombant des hauteurs du Saint-Gothard, arrose de ses eaux limpides. L’hiver de 1855 fut si radieux

  1. Le gouvernement cantonal réside tour à tour à Bellinzona, à Lugano et à Locarno, aucune de ces villes n’ayant voulu renoncer aux privilèges de capitale.