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au génie des peuples. Le libéralisme naturel qu’il tient de son sang flamand se fortifiera par la réflexion et la comparaison des civilisations diverses. Sans doute il ne goûtera jamais des théories pareilles aux nôtres, qui sont trop contraires à la tendance sentimentale de son caractère ; mais pourtant j’ai l’intime conviction que vous en ferez un homme, même un diplomate. »

Quelques jours après cet entretien, Norbert et le docteur partaient pour la Suisse, où je les rencontrai une première fois dans les circonstances qu’on connaît. Quand je les revis, c’était presque à la veille du jour où la triste histoire de la duchesse Ghislaine et du vicomte Norbert allait se dénouer. Depuis ma promenade à Gandria, je n’avais entendu parler de mes voisins de Capolago qu’au retour de la belle saison. J’appris d’un Italien établi à Mendrisio qu’ils faisaient de fréquentes excursions en Lombardie, au bord du Lac-Majeur et des lacs de Varese, de Como, d’Iseo et de Garda. Lorsqu’un soleil chaque jour plus brûlant leur fit regarder le canton du Tessin comme une région relativement tempérée, ils dirigèrent leurs courses vers les pentes boisées du Monte-Cenere, couvert de forêts de châtaigniers, et qui divise le canton en deux parties inégales. Ayant su que je me proposais de visiter le couvent de Bigorio, situé sur des hauteurs perpétuellement rafraîchies par des eaux jaillissantes, ils s’arrangèrent de façon à faire aussi ce pèlerinage, qu’une madone célèbre recommande aux artistes.

Tout le pays qu’on parcourt pour aller de Lugano à Bigorio ressemble à un parc. Après avoir traversé les villages de Canobio et de Tesserete, on arrive à Sala, où l’on commence la facile ascension de la montagne sur laquelle est bâti le monastère. Tandis que je descendais de voiture, on bridait un mulet destiné à une jeune femme qu’un homme plus âgé accompagnait. Sans m’occuper beaucoup de cette rencontre, je m’élançai dans la direction du couvent. Le long du chemin, on a construit de petites chapelles qui servent à cette pratique de dévotion que les catholiques romains nomment via crucis. Sans ces petits édifices consacrés à la passion du Rédempteur, cette délicieuse Arcadie ne ferait jamais songer à une croix douloureuse ; mais le ver rongeur n’est-il pas caché dans le calice des fleurs, et l’affreux squelette de la mort n’apparaît-il point quelquefois même dans le sourire de la jeunesse et de la beauté ? L’élégante étrangère qui gravissait derrière moi la montagne, et que j’apercevais en me retournant pour regarder le paysage, semblait elle-même une personnification des douleurs secrètes qui empoisonnent les existences les plus brillantes en apparence. En effet, elle s’avançait d’un air profondément ennuyé, sans paraître écouter les dissertations de son compagnon, comme une personne qui s’acquitte