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l’homme dont la seule pensée lui était devenue odieuse. Tandis que le vicomte perdait tout prestige à ses yeux, le duc, grâce à une réaction irrésistible, lui apparaissait, sous un jour complètement différent. Aussi, cédant à une de ces impulsions énergiques qui étaient une conséquence de son organisation, elle monta chez son mari, et, sans même s’apercevoir du sourire froid avec lequel il la recevait, elle lui avoua la faute commise, et qu’elle voulait, disait-elle, faire oublier par une vie de dévouement et de repentir. Après ce déluge de paroles, des torrens de larmes s’échappèrent de ses yeux. Dominée par une émotion terrible, elle ne cherchait même pas à lire dans les yeux de son mari l’effet produit par cette confession singulière.

Quand elle eut fini, le duc se leva. — Calmez-vous, madame, dit-il avec l’impassibilité glaciale d’un juge ; l’exaltation dont vous venez d’être victime est le résultat d’une déplorable éducation que j’ai en vain essayé de refaire. Après avoir dédaigné mes conseils avec une invincible obstination, vous ne devez vous en prendre qu’à vous-même des conséquences d’un orgueil et d’un entêtement que j’ai toujours profondément déplorés.

Tandis qu’il s’éloignait en conservant la sérénité de ces pontifes des anciens âges qui, dociles à la voix de leurs dieux, enfonçaient un glaive sacré dans le sein des victimes humaines, la duchesse, frappée au cœur, tombait évanouie. On la transporta mourante dans son lit, et on appela le docteur Paul Ivanovitch, qui avait deviné une partie du drame mystérieux dont il était le témoin. En proie à un délire presque continuel, Ghislaine murmurait tristement tantôt le nom de Norbert, tantôt celui de son mari ; mais alors ses traits amaigris trahissaient un singulier effroi. En d’autres momens, elle tombait dans une paisible extase. Elle semblait sourire aux célestes phalanges, et on l’entendait répéter tout bas : « Refuge des pécheurs, ô Marie, priez pour moi ! » Dans les intervalles lucides que lui laissait cette crise terrible, elle confiait au docteur, avec une véritable naïveté d’enfant, ses pensées, ses remords, ses projets ; la terreur que lui inspirait son mari, sa résolution de fuir Norbert, son intention bien arrêtée de chercher dans la religion les moyens d’expier sa faute. Ne pouvant s’empêcher d’associer son complice à ces sentimens de pénitence, elle conjurait le médecin de l’engager à revenir aux salutaires croyances de sa jeunesse.

Norbert ne donnait guère moins d’inquiétude au bon docteur. L’étrange té de cette situation le plongeait dans un profond désespoir. Il s’accusait d’être la cause des douleurs de Ghislaine et de sa folie. Un secret amour-propre le disposait, sans qu’il s’en aperçût, à s’estimer plus coupable qu’il ne l’était peut-être. Quel homme se