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parole sortait plus rauque et saccadée ; mais lorsque la dernière flamme, scintillant au sommet du pic neigeux, se fut envolée dans l’espace, le vieillard se tut soudain ; sa figure se détendit, ses traits redevinrent humains, et, sans me jeter un regard, il rentra dans la cabane. En même temps, les six Aruaques accroupis rompaient le silence auquel ils s’étaient astreints pendant la cérémonie, et commençaient à parler avec une volubilité sans égale. Plusieurs femmes, assises sur le sol à une distance respectueuse, semblaient n’avoir pris aucune part aux rites sacrés, sans doute parce que leurs nobles époux ne les en jugeaient pas dignes, et malgré les contorsions du mamma, elles avaient continué leurs travaux de ménage ou leurs soins de toilette. J’étais probablement le premier blanc qu’elles eussent jamais vu ; mais elles ne parurent pas un seul instant me remarquer, car, sous l’œil jaloux qui les surveille, elles n’ont pas le droit de manifester de curiosité, il faut qu’elles restent à l’état de machines. Méprisées en tout, elles n’ont pas même le privilège de demeurer sous le toit conjugal ; elles vivent et dorment dans la cuisine, hutte étroite et basse où elles peuvent à peine se tenir debout. Jamais la femme ne s’enhardit jusqu’à dépasser le seuil de la case maritale ; elle dépose à la porte la nourriture qu’elle vient de préparer et que le majestueux époux lui fait la grâce de vouloir bien accepter. La femme est l’esclave du mari, et toute jeune fille pauvre qui ne trouve pas de maître devient de droit la chose du riche le plus voisin. On voit que chez les Aruaques la question du paupérisme est résolue d’une manière sommaire, du moins en ce qui concerne la femme. Chez d’autres nations plus civilisées, la solution du terrible problème est à peu près la même, en dépit des complications et des subtilités de l’économie politique.

J’entrai dans la cabane en même temps que les Aruaques ; mais le mamma, me regardant toujours avec méfiance, ne daigna pas même me saluer : il m’en voulait sans doute de l’avoir surpris dans l’exercice de ses fonctions religieuses. Heureusement j’avais sur moi une lettre d’introduction écrite par un caballero de Rio-Hacha à son frère de lait, Pedro Barliza, le seul métis de San-Miguel. Je dépliai la lettre, et je lus moi-même les phrases louangeuses qui célébraient mes qualités et mes vertus. Pedro Barliza était l’un des Aruaques présens : il s’empressa de me souhaiter la bienvenue et de m’offrir un hamac auprès du feu. Il était le seul Indien de la société qui comprit l’espagnol ; mais ma lettre n’avait pas produit un moindre effet sur ses compagnons que sur lui : à leurs yeux, je possédais là un talisman souverain qui faisait de moi un être supérieur. Je m’emparai du hamac si gracieusement offert pendant que les Indiens s’asseyaient ou s’agenouillaient près du feu. La flamme, balancée