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quelques poignées de soldats. Les montagnards, fractionnés en une infinité de petites tribus jadis réunies dans le sentiment d’une défense commune par ses ardentes prédications et contenues par sa main de fer, s’étaient détachés successivement de lui pour se donner au vainqueur. C’est alors qu’il se jeta dans Gounib avec quatre cents murides. Cette situation critique et bien compromise était encore loin cependant de paraître désespérée à un esprit aussi ferme, aussi fertile en expédiens. Il avait vu tant de fois le danger ou la mort à ses côtés, et il avait su s’y soustraire avec tant d’adresse et de bonheur, qu’il pouvait se flatter encore d’un retour de fortune ; mais le sort des armes ne tarda point à trahir ce dernier espoir.

On raconte que lorsque, dans les premiers instans de sa captivité, il fut dirigé sur Saint-Pétersbourg, où il devint le lion à la mode pendant le rapide séjour qu’il y fit, il fut invité à passer la soirée en petit comité chez M. l’aide-de-camp général de G… Le vieil imâm (il a passé la soixantaine), cédant au charme des prévenances dont il fut entouré, se montra expansif. Ayant jeté les yeux sur un plan qui venait d’être dressé de Gounib, il avoua qu’il se croyait en sûreté pour deux ans au moins dans ce lieu, où il avait accumulé tout ce qui lui restait d’approvisionnemens. Gounib est en effet situé sur une montagne isolée, entourée de deux côtés par le cours du Kara-Koïssou, et terminée à son sommet par un plateau de forme triangulaire d’environ cinq verstes[1] dans son plus grand diamètre de l’est à l’ouest, et de trois verstes du nord au sud, mais qui va en se rétrécissant vers l’est. Sur ce plateau sont des terres arables, des prairies et des sources d’eau vive. Tous les endroits que l’on pouvait croire accessibles étaient défendus par des piquets de quinze ou vingt hommes, et les plus fidèles murides (disciples de l’imâm) y faisaient bonne garde ; mais pendant la nuit quatre cents volontaires, ayant pris à revers la montagne, y fixèrent des crampons en fer, et, le fusil sur le dos, atteignirent, en escaladant trois terrasses superposées en étages, le sommet du rocher. Le point où aboutit cette périlleuse ascension était séparé par une distance de cinq verstes de celui où se trouvait Schamyl, et cet éloignement, l’idée aussi que ce côté de la montagne était absolument inabordable, firent réussir cette surprise. Ce n’est que sur le matin que l’imâm en fut averti, lorsqu’il était trop tard. Les détails de sa capture sont connus. Cerné dans une des maisons de l’aoûl où il s’était retranché, il vit tomber autour de lui ses derniers murides, et fut forcé de se rendre à discrétion. Le prince Bariatinsky le traita avec la noblesse et la générosité qui sont le propre de son caractère ; il

  1. La verste équivaut à peu près à 1 kilomètre 66 mètres.