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non-seulement l’homme, mais aussi la nature, le soldat russe a besoin plus que partout ailleurs de faire appel à cette dextérité manuelle, à cette aptitude innée à tous les métiers par laquelle sa race se distingue. Il se sert aussi volontiers de la pioche et de la pelle que du mousquet : il est tour à tour maçon, charpentier, menuisier, décorateur, etc. M, Ivan Tourguenef, dans ses Mémoires d’un Chasseur, a mis en scène avec un relief très comique ce trait du caractère du Grand-Russien et la facilité merveilleuse et résignée avec laquelle il se plie instantanément aux occupations les plus disparates, aux professions les plus antipathiques que lui inflige le caprice d’un maître. Au Caucase comme partout où il est transporté se révèle son attrait pour le jardinage ; à peine installé dans un campement, son premier soin est de défricher un petit coin de terre où il cultive avec amour ses légumes favoris, surtout le chou, qui fait la base de son alimentation et qui est un des ingrédiens du stchi, la soupe nationale.

Cette vie militaire au Caucase a sa physionomie, ses incidens dramatiques, ses usages particuliers, que M. de Gilles peint avec beaucoup de charme. Parmi ces usages qu’une existence de périls incessans, de travaux rudes et ignorés a fait naître, il en est un auquel nous nous arrêterons : c’est le kounatchestvo, expression soldatesque dérivée du mot tartare kounak (hôte ou ami), et qui désigne une confraternité entre deux régimens ou les compagnies parallèles de deux bataillons, inspirée par une réciprocité de bons procédés, de secours et de sympathie. Si par exemple le 1er bataillon d’un régiment est attendu au fort où se trouve le 2e bataillon, il est de règle que le dîner de la 1re ou de la 2e compagnie est préparé pour les arrivans par les compagnies correspondantes. Celles-ci cèdent à ces frères revenus d’une excursion fatigante tout ce qu’il y a de bonnes provisions en réserve, et se contentent ce jour-là de pain sec pour leur repas. Il y a quelques années, un incendie à Hassav-Yourt avait occasionné au régiment de la Kabarda de grandes pertes en fourrages. Ceux de la Koura s’empressèrent d’y pourvoir, compagnie par compagnie. C’était en retour d’un envoi de plusieurs tonneaux de choux que les Kabardinskii avaient fait précédemment à leurs camarades.

Cette fraternité est quelquefois la source de nobles élans. Après un succès brillant et décisif, il est d’usage de distribuer des croix de Saint-George, que les soldats décernent par acclamation à ceux des leurs qu’ils en jugent les plus dignes. À la suite d’une expédition sur la Laba contre les Tcherkesses en 1836 sous le général Véliaminof, le régiment de la Kabarda avait été l’objet d’une semblable distinction. Deux des quatre croix accordées venaient d’être données par les votes de la compagnie, lorsqu’elle s’écria : « C’est