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J’ai dit, je crois, que M. Tulliver avait l’instinct batailleur et processif qu’on reproche à la race normande. Dans la voie où cet instinct l’engageait, il rencontrait à chaque pas des difficultés que lui grossissait son manque d’instruction. Les gens de loi auxquels il était obligé d’avoir recours, et qui parfois le tiraient d’affaire, lui inspiraient un saint respect mêlé de terreur. Il en vint à rêver pour son fils cette connaissance du droit qui lui manquait si fort à lui-même, et ce fut là son principal mobile quand il résolut de donner à Tom, coûte que coûte, une instruction libérale. D’une humble école où les fils de fermiers allaient apprendre tant bien que mal les élémens de toute science humaine, l’enfant passa sous la direction d’un jeune ecclésiastique de Saint-Ogg, ambitieux et pauvre, qui, tout récemment marié, se sentait obligé d’ajouter aux maigres revenus de sa cure quelques ressources supplémentaires. Tom Tulliver fut son premier écolier, et s’il avait manifesté les moindres dispositions littéraires, rien n’aurait été négligé pour faire de lui un brillant spécimen des talens de son précepteur ; mais le révérend Walter Stelling ne put pas nourrir longtemps les illusions flatteuses dont il s’était bercé au début. Devant la résistance inerte de cette intelligence déroutée, de ce bon sens obtus, il sentit, après quelques tentatives infructueuses, fléchir son obstination et s’envoler ses espérances. Tom, à partir de ce moment, cessa d’être harcelé de punitions et de reproches. Par un accord tacite, ses leçons lui furent données comme il les prenait, avec la plus complète indifférence, et peu à peu mistress Stelling, belle blonde aux yeux bleus, à qui déplaisaient assez les soins continuels de la maternité, transforma l’écolier rétif en une bonne d’enfant parfaitement dressée. Les récréations de Tom se passaient à promener, à surveiller la petite Laura, et, faute de tout autre compagnon de jeux, le brave garçon avait pris goût à cette mission charitable. Il ne s’en plaignait donc pas, et laissait M. Tulliver se bercer de l’idée que son fils acquérait toute l’érudition nécessaire à un attorney, — voire à un soliciter, — tandis qu’en.réalité celui-ci n’apprenait guère que les pratiques routinières de la nursery.

Cependant, après un an de cette éducation passablement irrégulière, l’arrivée d’un second élève modifia quelque peu l’état des choses. Celui-ci était tout différemment doué. Dieu l’avait fait beau : un accident, survenu pendant sa première enfance, l’avait rendu difforme. De là une grande timidité, une grande défiance de lui-même, accrues encore par d’autres circonstances. Son père, un des hommes de loi les plus occupés de la petite ville de Saint-Ogg, y était en butte à de nombreuses inimitiés. On le savait habile, on le craignait. Tout ce qu’il y avait en lui de facultés affectueuses, il le