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de Dodson, était entrée de bonne grâce dans cette voie de privations volontaires et de gêne héroïque. D’ailleurs, pour l’encourager et la soutenir, il y avait en elle comme un vague espoir que les créanciers une fois désintéressés et le nom de Tulliver réhabilité, elle reverrait son argenterie, sa porcelaine et ses chers draps de lit. Aussi ne protesta-t-elle jamais contre les lois sévères de l’économie introduite chez elle que par quelques expéditions de contrebande dans les buffets de cuisine, quand il s’agissait de faire faire à Tom un souper un peu moins succinct que d’ordinaire.


III

Maggie était en somme, de toute la famille, celle qui souffrait le plus de cette vie isolée et réduite. Plus de livres, plus de piano, plus de voisins, plus de visites. Eût-elle eu d’ailleurs tous les romans de Scott et toutes les poésies de Byron, que ces beaux rêves de l’imagination ne lui eussent plus suffi. Sa nouvelle existence était pour elle une énigme dont elle cherchait le mot. Son pauvre père, tristement assis devant son repas de Spartiate, cette mère dont la bouderie d’enfant et la physionomie étonnée lui faisaient mal, ces besognes viles qu’elle accomplissait avec un involontaire dégoût, ces loisirs vides, de tout intérêt, de tout plaisir, et qui pesaient sur elle comme un fatigant labeur, — enfin une certaine soif de tendre et caressante affection que ne satisfaisait guère la rude amitié de son frère, — tout cela était inexplicable pour son cœur jeune, ardent, passionné. Parfois il se révoltait, parfois elle y sentait naître, à son grand effroi, des mouvemens de haine contre ses parens, devenus si rigides et si moroses, contre son frère, qui sans cesse la grondait, et ne répondait jamais à un seul des élans qui la poussaient à chercher refuge auprès de lui. N’avait-il pas même trouvé mauvais qu’elle eût, sans le consulter, demandé de l’ouvrage à une lingère de Saint-Ogg ? Et cependant, si elle avait agi ainsi, c’était afin de contribuer pour sa part à remplir la petite « boîte aux créanciers. » Tom ne l’en avait pas moins reprise, et fort aigrement. — Il est des choses, lui avait-il dit, que ma sœur ne doit point faire. C’est à moi de veiller à ce que les dettes se paient, sans qu’elle soit réduite à se dégrader de la sorte. — Et Maggie ne savait pas encore discerner, à travers l’âpreté de ce langage, le généreux sentiment qui l’avait dicté. C’était une belle et riche organisation que celle de cette enfant, mais elle n’était faite ni pour les calmes résignations, ni pour les froids calculs, ni même pour l’intelligence nette et saine des problèmes de la vie. Et son père disait vrai quand, à certaines remarques de sa femme sur la beauté toujours plus éclatante que les progrès de l’âge donnaient à leur enfant, il répondait avec brusquerie :