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abattait des macanas pour la maison de campagne ; on élevait en plusieurs endroits les barrières et les haies de cactus nécessaires pour empêcher l’irruption des animaux ; on mettait le feu aux herbes de la prairie : tout se faisait à la fois. J’étais vraiment effrayé d’une telle fougue ; mais j’étais trop heureux de cette activité inattendue pour oser reprocher à don Jaime toutes ces entreprises menées de front.

Un mois complet ne s’était pas écoulé que déjà le travail s’était singulièrement ralenti. Tout commençait à déplaire à don Jaime, la terre, l’air, les eaux, les Indiens, l’agriculture. Sous prétexte de chercher une plantation plus fertile et mieux arrosée, il interrompit le défrichement de la prairie du Chiruà, et alla faire choix d’autres terrains à une demi-lieue plus loin du village. Il ne tarda pas à se brouiller avec le jeune Mejia, notre meilleur ouvrier associé, et sans le renvoyer précisément, car c’était moi qui l’avais engagé à nous suivre, il réussit à le faire partir à force de vexations et de taquineries. Chose bien plus grave encore, il se rendit les Aruaques hostiles, ce qui nous exposait à mourir de faim, car, en attendant la fructification de nos bananiers et des autres plantes alimentaires, nous étions obligés d’acheter notre nourriture aux Indiens ; sans la protection de Pain-au-Lait, personne ne serait plus venu s’approvisionner de laines ou d’autres marchandises dans notre cabane, et la famine nous eût immédiatement forcés de redescendre à Dibulla. Le désespoir s’empara de don Jaime ; il déplorait son lamentable destin, il maudissait ses cheveux blancs, il regrettait les douces soirées de causerie passées à Rio-Hacha devant la porte de l’ingénieur Rameau ; enfin il m’annonça que l’association était rompue, et fit ses préparatifs de retour. Que pouvais-je faire moi-même dans ce désastre de mes projets de colonisation ? Si j’avais été bien portant, j’aurais pu continuer seul l’entreprise en modifiant mes plans, mais trois mois après mon arrivée dans la sierra j’étais encore aussi malade que le premier jour ; les pluies continuelles de la saison faisaient fermenter le toit de foin sous lequel je reposais et corrompaient l’atmosphère qui m’entourait ; je luttais contre la mort et sans la certitude de la vaincre ; seul, je devais nécessairement succomber. Il fallait partir. Avec une profonde tristesse, je quittai ces pauvres Indiens, encore aussi barbares que le jour où je les avais vus pour la première fois ; bientôt après, je perdis de vue ma cabane et son jardin, la vaste prairie de Chiruà ; puis je vis disparaître la vallée de San-Antonio derrière un contre-fort de la montagne, et, gravissant le sentier rocailleux de Caracasaca, je cessai d’entendre le torrent dont la voix avait si souvent répondu a mes rêves d’avenir. Quelques mois après, j’étais en Europe.