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connue de tous ?… La mienne a jusqu’ici produit quelque bien… Pourriez-vous en dire autant de celle que vous meniez ?

— Ce n’est pas moi que je défends… Je sais mes torts… Je sais que je me trompe, que je manque souvent, toujours, de cette prudence qui fait votre unique règle ; mais je sais aussi que vous vaudriez mieux, animé des sentimens qui m’égarent… Le plaisir que vous prenez à châtier mes fautes, je l’aurais à excuser les vôtres, si vous en commettiez jamais… Vous êtes sans pitié… Vous êtes le pharisien de l’Écriture… Vous n’avez pas même l’idée de certains élans de cœur auprès desquels vos plus brillantes vertus ne sont que ténèbres.

— À quoi vous ont menée ces élans de cœur ? reprit Tom avec un froid mépris. Et cette tendresse que vous professez pour mon père et pour moi, comment nous l’avez-vous prouvée ? En désobéissant à l’un, en nous trompant tous les deux… Je comprends autrement l’affection, si dur que vous me jugiez.

— Vous êtes un homme ; vous avez la volonté, vous avez la force…

— Si vous n’avez ni force ni volonté, sachez vous soumettre à qui possède l’une et l’autre… D’ailleurs, quand on se comprend aussi peu, à quoi sert de discuter ?… Je ne vous fatiguerai pas de mes conseils. Veuillez à l’avenir m’épargner vos doléances.

Ils rentrèrent ainsi, muets tous les deux, à Dorlcote-Mill. Bien des larmes y coulèrent ce soir-là que les anges eussent pu répandre aux pieds du Seigneur.

Tom cependant n’avait pas trop présumé de l’avenir en annonçant à sa sœur la prochaine extinction des dettes qui pesaient encore sur la conscience de leur père. Cet esprit si rebelle aux enseignemens littéraires, si étranger aux abstractions philosophiques, s’était trouvé à l’aise dans la nouvelle sphère où la nécessité l’avait transporté. Depuis quelques mois, il n’apportait plus aussi régulièrement à l’épargne de famille le contingent de ses économies personnelles. Son père l’avait remarqué, sans oser lui faire à cet égard aucune remontrance. Peut-être avait-il pressenti que toute liberté devait être laissée à ce jeune commerçant, si appliqué, si sérieux, si constamment préoccupé de cette grande affaire, le make-money. Effectivement, de ses épargnes privées, grossies par un petit capital qu’un de ses oncles lui avait confié, Tom avait successivement acheté plusieurs cargaisons d’objets manufacturés à Laceham, que les subrécargues des navires appartenant à M. Deane se chargeaient de placer à l’étranger. Un profit net de 10 ou 12 pour 100, fret et commission payés, quand il se renouvelle deux ou trois fois l’an, grossit rapidement une première mise de fonds. Un jour vint donc où le pauvre vieillard, qui amassait péniblement, guinée par guinée, de quoi payer un premier dividende aux créanciers de sa faillite, se trouva tout à coup à la tête du capital nécessaire pour les désintéresser complètement.