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Il assista, silencieux témoin, à tout un drame dont sa jalousie lui livrait un à un les secrets les plus intimes, ceux qui échappaient aux acteurs eux-mêmes, et dont ils ne devaient avoir qu’après lui la révélation tardive. Il vit Maggie et Stephen, luttant de froideur affectée, essayer de se persuader qu’ils n’avaient aucun attrait l’un pour l’autre. Il les vit céder malgré eux, sans vouloir y croire et en s’y refusant, à l’entraînement presque irrésistible de cette familiarité dangereuse que l’imprudente Lucy avait voulu établir dès l’abord entre sa cousine et son prétendu. Il eût pu leur dire à l’un et à l’autre, — alors qu’ils se croyaient encore maîtres d’eux-mêmes, — qu’ils ne s’appartenaient plus, et que le sort, non leur volonté, les ferait innocens ou coupables d’une trahison dont la seule idée les eût alors épouvantés.

Parfois, dans les jours qui suivirent ses premières découvertes, le fil qui le guidait dans cet obscur labyrinthe se brisait entre ses mains. Il croyait s’être abusé ; il regrettait d’injustes soupçons, il se félicitait de les avoir repoussés loin de lui. Puis la vérité poignante lui apparaissait de nouveau ; un geste involontaire, un regard lui rendaient toutes ses anxiétés, toutes ses tortures.

La sécurité de Lucy, la loyauté de Maggie le rassuraient aussi parfois. — Si mon frère y consentait, je serais volontiers votre femme, lui avait dit Maggie un jour où, dévoré d’angoisses, il avait voulu sonder ce cœur qui s’ignorait encore. Et miss Deane lui avait suggéré l’idée de dompter la malveillance persistante de Tom en l’aidant à réaliser la dernière volonté du vieux Tulliver, à racheter l’usine patrimoniale, à réinstaller la famille dans le domaine d’où elle avait été chassée.

J’ai dit à quel point Philip était aimé de son père ; ce fut pourtant une terrible lutte que celle où il s’engagea pour le rendre complice de ses projets d’avenir. Wakem n’avait jamais éprouvé contre le père de Tom et de Maggie les sentimens haineux que le pauvre vieillard lui prêtait ; mais le souvenir de l’insulte si gratuite qu’il avait subie vivait encore au cœur de l’attorney. Accepter pour bru la fille de l’homme qui l’avait frappé, rendre aux enfans de cet homme le domaine dont la possession lui avait été reprochée comme s’il l’eût acquis par des voies illégitimes, c’était beaucoup pour une volonté obstinée, pour un caractère naturellement inflexible. À vrai dire, sur cette volonté, sur ce caractère de fer, le frêle Philip exerçait un ascendant irrésistible, dû à sa faiblesse même. En face de cet être désarmé dont il était l’unique appui, et qui, privé du seul bonheur auquel il aspirât, de la seule affection qu’il eût conquise, devait mourir sans avoir connu de la vie autre chose que ses amertumes et ses misères, l’homme d’affaires impassible et froid, le légiste endurci sentait fléchir sa rigidité, tomber ses résistances. Ses colères mêmes, en