Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/903

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une pastorale africaine et un faisceau de palmes qui fixe à tout jamais mes souvenirs. »

Je dirai de sa rêverie ce que je dis de sa curiosité : elle n’est jamais intempestive ni importune ; elle ne l’emporte jamais trop loin de la réalité, et ne le noie pas dans la mer sans fond des songes. Visiteuse toujours bienvenue, elle frappe discrètement à la porte de l’âme, entre avec un sourire gracieux ou mélancolique, murmure quelques douces paroles, et disparaît aussi discrètement qu’elle est venue. Inappréciables et très divers sont les services que la rêverie rend au voyageur. Elle interrompt la grandiose monotonie du paysage africain, brise çà et là les lignes trop prolongées et trop fatigantes pour l’œil européen, s’étend comme une ombre rafraîchissante sur les surfaces inondées d’une lumière trop violente, et flotte comme une brume légère venue de notre Occident sur ce ciel au bleu trop profond. Elle corrige ce que la beauté pittoresque de l’Afrique a d’excessif, et elle y ajoute en même temps, car, à la manière des grands peintres de paysage, elle anime de petites figures familières comme le souvenir la solennité trop imposante de cette terre classique de la lumière et de la beauté. Mais le plus grand service que la rêverie rend au voyageur est surtout moral. L’Orient possède un privilège malfaisant, que tous les voyageurs ont plus ou moins ressenti, et que M. Fromentin lui-même a mentionné en passant ; il ne tolère aucune comparaison, il s’impose avec tous ses traits, il s’empare de l’être humain tout entier, qu’il enchaîne, dès le premier coup d’œil jeté sur lui, par le magnétisme de l’étonnement. C’est un monde nouveau qui apparaît subitement, et qui fait en un instant oublier l’ancien aussi complètement que s’il n’avait jamais existé. Je dis que c’est là un privilège malfaisant, car il supprime l’initiation lente, familière, amicale. L’Orient ne semble pas être une terre favorable à l’éducation de l’âme, car, au lieu de l’agrandir, il l’accable et l’isole de son passé. De tout ce que j’ai lu sur ces pays trop bien doués, il m’est resté cette impression quasi sinistre, qu’un voyage en Orient, loin d’être pour l’esprit un renouvellement de pensées et un accroissement de forces, pouvait devenir très facilement un amoindrissement moral, une sorte de débilitant léthargique. Dès qu’on met le pied sur ce sol magique, tout ce qui était connu du voyageur disparaît comme une vapeur devant la lumière ; il ne rencontre plus devant lui rien de ce qu’il connaissait : vie domestique, vie sociale, vie religieuse, tout est changé, si bien que le monde dans lequel il a vécu lui semble aussi vain qu’un rêve, car il ne trouve autour de lui aucun lien par lequel il puisse le rattacher à celui qu’il a sous les yeux. L’Orient est donc pour ainsi dire égoïste et despotique ; loin d’élargir la sympathie, il la resserre ; il ne veut pas