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propriétés de leurs résidens et des populations chrétiennes, que le fanatisme musulman, excité par les circonstances, menace d’un massacre général. Les pachas amusent les consuls par des délais ; tantôt ils affirment qu’ils vont prendre des mesures efficaces, tantôt ils prétendent qu’ils ne peuvent rien faire, qu’ils n’ont ni troupes ni argent, tantôt enfin ils répondent que les consuls n’ont pas le sens commun, et qu’un pacha deviendrait fou, s’il était obligé de recevoir toutes leurs visites et de lire toutes leurs missives. Pendant que les consuls déconcertés hésitent, ne sachant à quoi s’en tenir, et peut-être ne s’accordant pas, le gouvernement turc poursuit tranquillement les fins de sa politique en attisant le feu de la guerre, soit par une traîtreuse neutralité, soit par une traîtreuse intervention. Des vaisseaux européens arrivent cependant à Beyrouth et font quelques démonstrations d’urgence ; mais les pachas, qui savent bien que les commandans agissent sous leur propre responsabilité, et n’ont pas eu le temps de recevoir des ordres supérieurs, rient dans leur barbe en les voyant jeter l’ancre, croiser, faire fumer leurs machines, et laissent les massacres se continuer. Le grand secret de la politique turque a toujours été de battre les uns par les autres, et surtout de temporiser. Les Arabes, qui ont eu le temps d’étudier le caractère de leurs oppresseurs, disent proverbialement que « le sultan fait la chasse aux gazelles sur un âne boiteux. »

Les résultats de cette tactique des pachas ne se sont pas fait attendre. D’abord on a vu des districts entiers ravagés par les flammes, et la désolation établissant son règne dans ces vallées naguère riantes, que les premiers efforts de l’industrie et de l’agriculture européennes avaient commencé à enrichir. Puis aux scènes de dévastation ont succédé les scènes de carnage. Les chrétiens, surpris, mal armés, intimidés ou trahis par les Turcs, voyaient tomber successivement au pouvoir de l’ennemi toutes les forteresses sur lesquelles ils comptaient. Chaque défaite était suivie du pillage, de l’incendie et du massacre. Après les premiers revers, la terreur s’emparait des populations entières, qui, abandonnant leurs villages, au risque d’être atteintes et immolées le long des chemins, s’enfuyaient, hommes, femmes, enfans, vieillards, vers Beyrouth et vers Damas. Un grand nombre périssaient avant d’arriver. Bientôt ces deux villes regorgeaient de pauvres fugitifs, aux besoins desquels la charité chrétienne trouvait à peine les moyens de pourvoir. La présence de ces multitudes donnait à la ville de Damas un aspect insolite impossible à décrire : chaque maison chrétienne avait recueilli une ou deux familles de montagnards dont les visages hâlés, les vêtemens de cotonnade bleue et la fière attitude contrastaient singulièrement avec les robes de soie, la peau blanche et la politesse féminine des citadins. Des centaines de malheureux étaient entassés pêle-mêle dans les bâtimens du patriarcat grec, dans les khans et dans les églises. Les rues fourmillaient de mendians. La femme du pauvre et la fille du riche recouraient également à la générosité du passant, et vous donniez peut-être l’aumône, sans le reconnaître, à l’orphelin du scheikh ou du villageois aisé qui naguère, dans vos courses de montagne, s’empressait à la rencontre du mouzafir, et l’invitait à accepter sous son toit le repas et le gîte que l’hospitalité orientale est toujours prête à offrir. Ce que la charité des chrétiens de Damas a fait dans de telles circonstances est énorme. Et cependant, depuis un an environ, le prix des