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professait aussi des opinions d’une austérité sans pareille à l’endroit de la vertu des femmes. Remarquons-le en passant, le rigorisme des officiers de marine n’est, à proprement parler, qu’une moralité géographique. Les marins s’entretiennent avec complaisance des ardentes passions de l’Espagnole, des allures hardies et provocatrices de l’Américaine : ils trouvent des phrases bien senties pour louer, les grâces voluptueuses, la naïve bonté, l’abandon facile des Taïtiennes ; mais s’agit-il d’une Française, et surtout d’une femme de leur port, toute aventure romanesque, toute intrigue amoureuse est jugée par eux avec une sévérité divertissante et qualifiée avec une crudité d’expression toute maritime.

Si Tranchevent avait soupçonné que, pendant ses campagnes de quatre années, quelque audacieux eût nourri un seul instant la pensée d’adresser ses hommages à sa femme, il n’aurait pas hésité à punir, l’épée à la main, cette intention coupable : c’était sa manière de voir. Par bonheur, Mme Tranchevent, quoique assez gentille dans sa jeunesse, avait innocemment dansé jusqu’à la trentaine, sans jamais songer que l’absence indéfinie du mari peut à la rigueur être considérée par la femme comme une circonstance atténuante. Cette ingénuité n’est pas rare dans les ports de mer : les femmes y sont traditionnellement élevées dans la perspective d’un veuvage habituel, et les hommes, dominés aussi par la coutume, ne cherchent guère à profiter d’une situation presque normale autour d’eux. Mme Tranchevent représentait d’ailleurs au milieu de la société de Lorient un type de femme très commun jadis, mais qui tend de plus en plus à disparaître ; elle admettait sans examen le dogme de la suprématie, de l’impeccabilité même de l’homme. Sa religion domestique pouvait se formuler dans un seul précepte : « fût-elle mille fois supérieure à son père ou à son mari, la femme doit épouser leurs opinions, quelles qu’elles soient, et mettre sa gloire à accomplir leurs volontés. » Mme Tranchevent avait entendu son père, vieux gentillâtre royaliste, assurer qu’en 1814 la France entière avait acclamé les Bourbons, tandis que M. Tranchevent affirmait encore plus positivement que tout ce qui porte un nom français ne pardonnerait jamais à l’étranger la déchéance de l’empereur, et l’excellente femme n’avait pas une seule fois poussé la hardiesse jusqu’à se dire que l’un des deux hommes ayant autorité sur elle devait naturellement se tromper. Mme Tranchevent n’était pourtant pas sotte : elle possédait une énorme perspicacité et un grand bon sens pratique : elle voyait souvent clair là où M. Tranchevent s’égarait ; mais, dès que le lieutenant avait parlé, elle obéissait aveuglément. Si l’une de ses filles, rendue plus rétive par la date seule de sa naissance, hasardait une objection : « Ton père l’a dit, » répondait simplement Mme Tranchevent.