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années que son fiancé, sorti de l’École normale, se fût créé une position lucrative. Le lendemain d’un brillant succès littéraire, ce jeune homme, au lieu de se diriger vers la Bretagne, partit pour l’Italie. Une lettre datée de Naples annonça à la pauvre Martine que la philosophie est une maîtresse jalouse, exigeant de ses serviteurs, dût leur cœur se briser, le sacrifice de toutes les affections terrestres. Mme Chabriat m’entretint ensuite de Mlle Richard. — Elle a passé, me dit-elle, quinze ans à Paris, suivant les cours du Conservatoire, et nous étourdissant du bruit de ses succès futurs ; puis un beau matin elle est revenue à Hennebon avec sa mère, n’y rapportant qu’un médiocre talent de pianiste, une figure fanée et des oripeaux de mauvais aloi. Elle donne maintenant des leçons de musique. Quoiqu’il coure de singuliers bruits sur son compte, on la reçoit partout. Ses bons mots amusent de pauvres sots désœuvrés comme il y en a tant ici ; surtout sa méchanceté effraie. À votre table, elle vous divertit aux dépens du voisin ; chez le voisin, elle ferait rire à vos dépens. C’est à qui l’invitera.

« Mme Chabriat, si bienveillante pour Mlle Simonin, m’a semblé bien sévère pour Mme Richard : les déceptions d’Angélina ont peut-être été plus cruelles encore que celles de Martine ; mais j’ai déjà remarqué chez Mme Chabriat une singulière indulgence pour les êtres faibles et maladifs. Très intolérante comme femme, elle excuse tout comme médecin. J’ai tort d’analyser les travers d’une personne que j’estime et que je respecte. Dans la mesure de mes forces, je veux imiter Mme Chabriat, je veux sortir de ma torpeur. Je deviendrai l’amie de Martine et d’Angélina. Mlle Richard est musicienne : ne pourrions-nous, en unissant nos efforts, développer chez ceux qui nous entourent l’amour de la musique ? Ne serait-il pas beau d’initier à de nobles jouissances de pauvres gens ennuyés et méchans par ennui ? — Bercée par ces rêves, je me suis endormie hier presque joyeuse. »

La Ginevra n’était pas la confidente qu’il eût fallu en ce moment à Hermine. Une vie indépendante et active avait largement développé l’imagination, le caractère et le cœur de la prima donna ; mais la prudence, l’esprit de résignation, lui étaient à peu près inconnus. — Mon pauvre Bengali, s’écria-t-elle après avoir lu la lettre d’Hermine, qu’auront-ils fait de toi dans un an, puisque si peu de semaines ont suffi pour calmer tes révoltes et pour te faire envier la destinée de Mme Chabriat ? Des cris de douleur m’affligeraient moins que cette acceptation prompte, facile, d’une existence pire que la mort. Me serais-je trompée sur toi ?

En répondant à Hermine, la Ginevra dut faire un violent effort sur elle-même pour cacher sa tristesse, presque son irritation. Une