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encore idéalisée et grandiose, de ce type implacable. Aux États-Unis, dans la partie remuante de la nation et surtout dans les natifs du sol, on peut dire que l’absence de cœur et d’entrailles est un vice national. Il y a un abîme, sous ce rapport, entre les vieilles sociétés de l’Europe et cette race sans tradition intellectuelle et morale, pour qui la religion elle-même n’est qu’un formalisme hypocrite, ne défendant pas de brûler un esclave à petit feu[1], mais proscrivant comme un crime toute distraction musicale le dimanche. Les Américains du Nord ne semblent guère avoir depuis quelque temps qu’une préoccupation incessante et exclusive, la satisfaction d’une ambition sans limites et d’une convoitise sans contre-poids. Leur physionomie porte l’empreinte souvent maladive de cette tension dévorante, qui révèle d’ailleurs un énergique esprit. Chez les enfans mêmes, elle tarit tout élan et toute expansion de leur âge pour ne laisser subsister qu’un égoïsme sérieux et résolu, aussi étranger aux instincts de délicatesse qu’aux convenances sociales. Voilà le peuple auquel la proclamation du prétendu dogme de Monroë, « que l’Amérique appartient aux Américains, » a livré d’avance en pâture les plus belles régions du monde ! Il est facile malheureusement de prévoir l’influence d’un pareil principe dans un milieu aussi disposé à l’appliquer. Il y a des légions d’individus, de New-York à la Nouvelle-Orléans, tout prêts à jouer le rôle de Walker avec son parti-pris d’extermination, et ce qui seul a sauvé jusqu’ici l’Amérique espagnole, à défaut d’une protestation effective de l’Europe, c’est l’impuissance matérielle des États-Unis à réaliser leur gigantesque programme.


III. — SAINT-JUAN-DEL-NORTE (GREY-TOWN).

J’avais hâte cependant d’arriver à Grey-Town ; c’était là que devait commencer pour moi le véritable intérêt de mon voyage. Malgré la confiance sans bornes qui me poussait en avant, je n’étais pas sans inquiétude sur le degré d’opportunité de mon initiative. Je craignais surtout d’arriver trop tard. J’ignorais l’état du pays et la marche des événemens depuis deux mois ; je savais seulement que le général Mirabeau Lamar, nouvellement accrédité par les États-Unis auprès du gouvernement du Nicaragua, s’était empressé de reprendre le système d’intimidation de ses devanciers, MM. Solon Borland et Wheeler. Je savais qu’on discutait à Managua, sous ses yeux et sous la pression de ses menaces, ce fameux traité Cass-Irizarri, récemment envoyé de Washington, dont on ne prévoyait point

  1. Il y a trois mois à peine qu’un pauvre colporteur a été brûlé ainsi, en vertu de la loi de Lynch, pour avoir distribué des écrits religieux contraires à l’esclavage.