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cinq ou six ans, grâce à la destruction du transit par Walker et à l’absence de communications régulières avec l’intérieur. On devine les conséquences d’un pareil état de choses sur une place qui ne peut vivre que par le commerce. On dirait au premier abord un village abandonné. Les rues sont toujours vertes, sans poussière ni boue. La population, qui avait atteint un millier d’âmes, n’en compte plus aujourd’hui qu’environ six cents, et sans l’espérance qu’elle conserve de voir s’ouvrir bientôt la grande communication interocéanique, transit ou canal, il est douteux qu’il restât un seul Français sur ce coin de l’Amérique, que Colomb a touché en 1502 à son dernier voyage, et qui sera peut-être un jour une cité de premier ordre.

Quand je rentrai le soir dans la chambre dont j’avais pris possession, j’y retrouvai mes vagues inquiétudes. On m’avait dressé au milieu un lit de sangle sans moustiquaire. Je fis le tour de mon grenier, une bougie à la main, je visitai tous les coins avec la préoccupation d’un homme qui croit rencontrer partout des couleuvres et des scorpions, et quoique je n’eusse rien trouvé que des araignées, je ne me couchai pas sans un frisson involontaire. Peu à peu cependant, ma résolution ordinaire prenant le dessus, et ne sentant d’ailleurs ni moustiques, ni moucherons, ni contact glacé ou venimeux, je finis par m’endormir au croassement de plusieurs milliers de grenouilles qui habitaient la rivière. En me réveillant le matin, il me sembla me souvenir que la maison avait tremblé plusieurs fois. Un coq chantait sous la galerie. Le jour m’arrivait par les fentes des portes et par les points d’appui à claire-voie de la toiture, dont le treillage de bambou tamisait la lumière. Il était six heures, et je n’avais senti ni chaleur ni fraîcheur. Il me semblait que j’aspirais un souffle printanier plus doux, plus calmant, plus égal qu’en France. Je n’avais éprouvé pendant la nuit aucune de ces inquiétudes nerveuses, aucun de ces changemens d’air ambiant qui rendent nos nuits d’été souvent si fatigantes. Mon sommeil avait été un véritable sommeil sans rêve, sans agitation, et aussi sans lourdeur. Je me levai, j’ouvris la porte et les deux fenêtres, et je me trouvai sur la galerie, en face d’une nature reposée, d’une mer sans rides, d’un ciel d’opale, et n’entendant aucun de ces bruits discordans qui signalent chez nous le réveil d’une ruche humaine.

Sur le wharf de don Juan, où j’avais débarqué la veille, étaient étendues des formes blanches qui peu à peu se dégagèrent et firent leur toilette à ciel ouvert. C’étaient les équipages de quelques embarcations amarrées, population flottante mélangée de nègres et d’Indiens, dont les bongos et les pirogues constituaient la seule navigation du fleuve et du lac. Ils avaient passé la nuit sur le wharf, pêle-mêle avec quelques femmes, trop heureux d’avoir pour lit des