Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 28.djvu/419

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Premièrement il met en circulation certaines expressions qui, vaguement significatives, et d’une élasticité presque sans bornes, deviennent pour ainsi dire « les signatures en blanc » distribuées à ses créanciers par l’intelligence en état de banqueroute. Vous leur attribuez telle valeur qui peut vous convenir, et cela n’importe guère, puisque la caisse est vide sur laquelle ces effets sont tirés : excellente affaire pour certains idiots, dont ces locutions si commodes arrivent petit à petit à défrayer tous les entretiens ! Pour eux, les choses d’ici-bas se divisent en deux grandes catégories : ce qui n’est pas fast est slow, ce qui n’est pas slow est fast[1]. Un ami dans le malheur est invariablement a good deal cut up. Les incidens ordinaires de la vie sont neuf fois sur dix rangés dans la classe des bores[2]. Et ces formules algébriques d’un usage si général, si commode pour les esprits paresseux, qui les a inventées, qui en a doté la langue ? Un dandy très certainement. En second lieu, le dandy conserve les traditions de la toilette, et maintient au degré voulu l’importance de l’art des tailleurs. Le dandysme d’ailleurs suppose une certaine énergie, un certain pluck, qui fait front à la raillerie, et se bat au besoin pour des bagatelles. Lord Wellington regardait les dandies de son état-major comme ses meilleurs officiers. Alcibiade, « le fils bouclé de Clinias, » était un dandy. Aristote en fut un autre. Marc-Antoine aussi, celui de tous qui joua le plus gros jeu ; Pétrarque, sir Humphry Davy, lord Palmerston, purs dandies ! Les méprisez-vous par hasard ? Ne les imitez cependant pas, si la nature vous a créé pour un autre rôle. On naît dandy comme on naît poète. Certaines têtes se refusent à porter chapeau, certains cous ne vont à aucune cravate, certaines mâchoires se refusent à toute espèce de faux-cols. »


Après cette profession de foi plus ou moins sincère, M. Wendell Holmes, « l’autocrate du déjeuner, » explique et justifie la formation d’une aristocratie au sein de la grande république.


« Elle n’est point gratiâ Dei, elle n’est point jure divino, nous dit-il ; c’est la supériorité de facto d’une couche sociale qui flotte à la surface des flots agités de la vie inférieure, comme cette espèce de pellicule irisée que vous avez pu voir s’épandre sur l’eau dans le voisinage de nos embarcadères, très brillante malgré son origine, qu’elle doit peut-être à quelques substances onctueuses et viles, goudron, suif, cambouis, etc.

« Cette aristocratie se forme, et, en tenant compte du caractère transitoire de toute chose ici-bas, elle se maintient assez bien. Sa base est l’argent, nul doute là-dessus ; mais remarquons ceci : l’argent, conservé pendant deux ou trois générations, transforme la race qui le possède. Il la transforme, non-seulement sous le rapport des mœurs ou de la culture intellectuelle, mais en chair et en os littéralement. L’argent procure de l’air et du soleil ; à l’air et au soleil, l’enfance s’épanouit tout autrement que dans une arrière-boutique, au fond de quelque ruelle. On a, grâce a l’argent, des résidences rurales où les bonnes influences du beau temps viennent se joindre à des soins

  1. Fast, rapide ; slow, lent : le premier, synonyme de qui va bien ; le second, synonyme de qui va mal.
  2. Cut up, entamé ; — bore, ennui, assommoir.