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Une circonstance bizarre, c’est qu’il n’existe pas de ce peintre si fameux un seul portrait authentique[1] : elle donne du prix aux lignes suivantes :


« Turner était de petite taille et de forte corpulence. Sa démarche, prompte et sans gêne, était un peu celle d’un marin. Cet artiste si éminemment élégant n’avait rien dans son extérieur qui rappelât le charme de son pinceau. De prime abord, on l’eût pris pour le capitaine d’un de ces bateaux à vapeur qui desservent la navigation de la Tamise. Au second coup d’œil cependant, on découvrait sur son visage plus d’expression qu’une intelligence vulgaire n’aurait pu en communiquer à ses traits. Il avait ce regard perçant des hommes chez qui l’observation est un continuel travail, une habitude constante. Sa voix était grave et mélodieuse, mais je n’ai jamais entendu discourir d’une manière plus trouble et plus fatigante. Comme causeur au contraire, il avait parfois de très heureuses inspirations. Il aimait la plaisanterie, et personne n’animait mieux que lui un repas d’amis intimes. Au fond et par nature, il était sociable. Il y a tout à parier que la stricte réclusion où il a vécu tenait beaucoup au vif désir qu’il eut sans doute (tout artiste le doit éprouver) d’avoir tout son temps à sa disposition. »


Un des « mots heureux » que Leslie répète d’après Turner est la remarque qu’il fit quand on proposa de confier à des peintres la décoration des nouvelles salles du parlement. « La peinture, disait-il, ne peut montrer nulle part son nez à côté de l’architecture sans recevoir dessus une bonne chiquenaude. » Leslie, à ce sujet, est complètement de l’avis de Turner. Il va plus loin, trop loin peut-être, quand il refuse à l’architecte le concours du sculpteur, quand il prétend que « l’art le plus vulgaire aurait aussi bien décoré le Parthénon, » et que « pour orner la chapelle Sixtine ou les chambres du Vatican, il eût mieux valu employer Luca Giordano que Michel-Ange ou Raphaël[2]. »

La carrière de Leslie se dessinait peu à peu, et ses relations se formaient. Il était lié avec Haydon, talent incomplet, orgueil démesuré, ambition sans frein, que son suicide seul a tiré de l’obscurité où ses tableaux (non dénués de valeur) l’avaient toujours laissé, le type de l’emprunteur irrésistible, du désordre indulgent à lui-

  1. Ceux qui furent mis dans le commerce après la mort de Turner étaient, au dire de Leslie, « d’affreux libelles » contre sa tournure et sa physionomie ; le plus exécrable de tous, ajoute-t-il, fut une esquisse signée par le comte d’Orsay.
  2. Ces opinions si absolues sont fondées sur ce que « jamais un architecte n’a été en état de comprendre sous quel jour et à quelle distance un tableau doit être vu. » On voudrait être sûr que cet anathème est irrévocable, et que Michel-Ange, par exemple, à la fois architecte, sculpteur et peintre, n’aurait pu donner la solution de ce délicat problème.