Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/1009

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

comme un promeneur au milieu d’une foule compacte, entouré de visages insignifians et de physionomies ingrates ; c’est à peine si de loin en loin nous surprenons une physionomie que nous puissions désigner à notre voisin, et qui se recommande par quelque expression originale. Et encore ne sommes-nous pas bien sûr que notre voisin comprenne toujours l’appel que nous faisons à sa curiosité, et qu’il soit d’accord avec nous sur l’intérêt que nous inspire telle ou telle physionomie, tant les traits sont d’ordinaire peu accusés, tant l’originalité est peu saisissante ! Nous avons toujours peur qu’il ne nous réponde grossièrement : « Vous moquez-vous de moi ? et en quoi ce visage mérite-t-il d’attirer mon attention ? » Ou bien : « Pensez-vous que j’aie un goût si prononcé pour l’entomologie littéraire que je puisse perdre mon temps à l’étude d’infusoires microscopiques, qu’on ne peut surprendre à l’œil nu ? Attendez au moins que vos protégés se soient élevés d’un degré dans l’échelle des êtres, et qu’ils soient promus à la dignité de zoophytes ; alors je consentirai à m’occuper d’eux, et je pourrai peut-être prendre plaisir à contempler un instant leurs formes excentriques et leurs couleurs chatoyantes. » Bien souvent le critique n’aurait rien à répondre à de tels discours, et voilà pourquoi nous nous hasardons si rarement à faire descendre le lecteur dans ces régions obscures, où la vie n’est pas apparente ; nous gardons pour nous seuls les fatigues de ces voyages d’exploration, et nous ne lui rapportons que les madrépores et les coquillages, qu’il peut prendre plaisir à regarder sans le secours du microscope.

La littérature romanesque est, de toutes les branches de la littérature de notre temps, celle dont la production est la plus abondante, et c’est peut-être celle où afflue encore tout ce qui reste chez nous de sève vraiment créatrice. Le roman, nous l’avons dit bien des fois déjà, est la forme littéraire la mieux appropriée à la peinture de nos mœurs ; nous ne saurions donc nous étonner et de la faveur dont il jouit et de la fécondité dont il fait preuve. Et cependant nous ne pouvons nous empêcher de nous poser cette question : Pourquoi une telle abondance, et à quoi bon tant de romans ? Voici cinquante volumes qui se sont accumulés sur notre table de travail depuis six mois, et ce chiffre est certainement bien loin d’être le chiffre exact de la production romanesque française pendant ce court laps de temps ! Il est impossible qu’entre le mois d’octobre 1860 et le mois d’avril 1861, il se soit rencontré cinquante personnes qui aient éprouvé un besoin irrésistible d’exprimer leur pensée sous la forme du roman, ou qui n’eussent pu s’accommoder d’aucun autre genre littéraire. Il serait déjà fort extraordinaire de rencontrer en six mois cinquante personnes qui eussent réellement quelque chose d’intéressant et de nouveau à dire sous quelque forme