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où vous aviez présenté vos trésors. Vous vous appeliez Prévost, et vous pouviez vous vanter d’avoir écrit une histoire éternelle comme le cœur humain : vous étiez placé bien au-dessous de l’auteur de quelque Manlius ou de quelque Catilina, œuvres pompeuses comme le faux et ennuyeuses comme le radotage. De nos jours, la mode a changé encore une fois, et le roman, mis en honneur et élevé par quelques écrivains à des hauteurs qu’il n’avait jamais connues, a remplacé la tragédie, comme autrefois la tragédie avait remplacé le sonnet. Chacun fait aujourd’hui son roman, comme au siècle dernier chacun faisait sa tragédie, non parce qu’il a quelque chose d’intéressant et de particulier à dire sous cette forme, quelque chose qu’il lui serait impossible de dire autrement, mais parce qu’il est en quelque sorte admis qu’un roman est un brevet de talent qui donne droit à tous les honneurs de la popularité. Voilà, soyez-en sûrs, la raison véritable de cette abondance de récits romanesques qui nous encombrent. Que la vogue change, que la faveur se porte sur un autre genre, et les romans deviendront aussi rares que sont devenues rares les tragédies. Et la vogue changera, soyez-en persuadés. Sur quel genre se portera-t-elle ? On ne sait, peut-être sur la critique ethnographique. D’ici à quelques années, nul ne sera plus un homme de talent à moins d’avoir signé une dissertation plus ou moins oiseuse sur les Aryas et les Sémites. On peut remarquer déjà bien des signes avant-coureurs de cette révolution prochaine, dont M. Renan sera l’auteur innocent, comme George Sand et Balzac ont été les auteurs de la révolution qui a inauguré le règne du roman, et Corneille et Racine de la révolution qui a inauguré le règne de la tragédie.

À notre avis, cette vogue est désastreuse pour le goût public, plus désastreuse peut-être que ne le fut jamais le règne de la tragédie. Certes nous avons prouvé plus d’une fois ici même que nous n’avons pour la hiérarchie des genres aucun respect superstitieux. Nous croyons et nous ne nous sommes jamais lassé de soutenir que les écrivains doivent être classés, non d’après le genre qu’ils ont adopté, mais d’après le degré d’excellence des œuvres qu’ils ont produites, à quelque genre que ces œuvres appartiennent. Nous préférerons toujours une batterie de cuisine peinte avec la perfection hollandaise à un médiocre tableau de sainteté. Il n’y a pas à hésiter entre une œuvre parfaite appartenant à un genre réputé trivial et une œuvre défectueuse appartenant à un genre réputé noble ; celui qui aura signé la première de ces œuvres sera un grand artiste, celui qui aura signé la seconde ne sera qu’un esprit stérile. Il nous faut cependant faire une réserve. Une batterie de cuisine n’est supérieure à une figure de saint qu’autant qu’elle l’emporte en perfection ; mais si les deux peintures sont aussi médiocres l’une que l’autre, il conviendra