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en manie d’exactitude, et arrive froidement à enfanter une réalité morte, comme celle de la table de dissection ou du laboratoire de chimie, tandis que la réalité devrait être vivante et poétique comme la plante qui s’ouvre au soleil ou l’être humain saisi par la passion. Nos jeunes contemporains sont très curieux de la réalité, ils ne l’aiment pas assez ; si leur curiosité était mélangée d’un peu d’amour, leurs œuvres n’y perdraient rien en exactitude, et elles y gagneraient en poésie et en beauté.

Je voudrais vérifier quelques-unes des observations précédentes par des exemples choisis parmi les productions les plus récentes de la littérature contemporaine, et je voudrais en même temps que ces exemples eussent assez d’intérêt et de mérite littéraire pour que le lecteur pût faire connaissance avec eux, s’il lui en prend envie. Après quelque hésitation, je me suis décidé pour les romans qui reposent sur des données excentriques, et qui rentrent dans le domaine du genre fantastique. Ce sont les meilleurs que j’aie pu rencontrer dans mes dernières lectures, ceux aussi qui me permettront de vérifier le plus aisément mes observations. Le roman fantastique est un genre dans lequel la réalité joue un rôle considérable, où elle joue même le seul rôle, quoiqu’il ait en apparence des prétentions toutes contraires. Hoffmann, le maître du genre, était un réaliste dans la bonne et juste acception du mot, et le dernier poète qui ait manié le fantastique en maître, l’Américain Edgar Poë, est un pur matérialiste, en dépit de ses affectations métaphysiques et de son jargon sentimental.

Tous les élémens dont se compose le genre fantastique sont matériels, corporels, physiques ; il n’y en a pas un, pris isolément, qui soit spirituel et moral. Les impressions fantastiques naissent de la tyrannie du corps et des agens matériels sur l’âme, de la coïncidence de certaines circonstances extérieures que l’imagination n’a pas coutume d’associer ; mais chacune de ces circonstances est naturelle et chacun de ces agens peut être décrit scientifiquement. Le même spectacle qui nous paraît mystérieux parce qu’il nous surprend à l’improviste nous laisserait froids et nous paraîtrait le plus naturel du monde, si nous avions vu jour par jour ces circonstances, ces agens se produire isolément d’abord, puis se rapprocher, s’appeler et se combiner enfin. Tous ces élémens, comme on le voit, sont parfaitement réels, ils n’ont par eux-mêmes aucune poésie mystérieuse, et cependant, réunis et associés, ils prennent une âme magique, qui exerce sur nous un pouvoir occulte. Ceci étant posé, nous pouvons facilement établir la différence qui sépare dans le cas présent la réalité scientifique de la réalité poétique et vivante, et décider laquelle des deux l’artiste doit choisir. Cette réalité est-elle dans chacun de ces élémens pris isolément, ou bien dans l’âme qui