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conte. » Quel beau sujet de récit à la Mérimée, par exemple, que le conte intitulé le Tisserand de la Steinbach ! Un jeune chasseur aperçoit du haut d’une montagne une troupe de bohémiens qui se sont arrêtés dans la vallée pour prendre leur repas du soir. Une pensée diabolique lui traverse l’esprit. Une pierre qui tomberait au milieu de cette bande y causerait un bel émoi, dit-il. Et, ce disant, il balance du bout de son pied un énorme quartier de roche. La pierre obéit à sa pensée, roule et va tuer une vieille femme pittoresquement accroupie près d’un chaudron. Depuis ce temps, le chasseur n’a plus quitté la vallée, et en expiation de son crime il a renoncé aux lieux hauts qu’il aimait autrefois. L’idée de ce conte est si bien choisie, si peu commune, si intéressante par elle-même, qu’elle sauve le récit sans le secours de l’exécution, qui est très défectueuse, et enlève l’émotion par sa seule puissance. La lunette d’Hans Schnapps et l’Oreille de la chouette contiennent aussi deux idées originales. Hans Schnapps est un digne apothicaire qui a inventé une lorgnette merveilleuse, laquelle est en même temps une seringue, par laquelle il nettoie les cerveaux des imbéciles de leurs sécrétions malsaines. Vous vous appliquez cette lorgnette au coin de l’œil, et crac vous recevez un clystère philosophique, mystique, poétique, une décoction de Shakspeare, de Descartes ou de Platon, selon la nature de votre indisposition mentale et l’affection particulière qui tourmente votre cerveau. C’est encore un inventeur très amusant et très ingénieux que ce bonhomme, qui a fabriqué un cornet micro-acoustique au moyen duquel on perçoit les bruits de l’infiniment petit et les mélodies des atomes, et qui s’est retiré dans une caverne pour faire ses expériences sur la sonorité du monde souterrain. Si nous passions en revue les contes de M. Chatrian, nous trouverions dans presque tous des idées aussi ingénieuses que celles que nous venons d’indiquer, et quelques-unes même vraiment profondes. Telle est par exemple l’idée qui fait le fond d’un récit assez médiocre intitulé : Une nuit dans les bois, où l’auteur a décrit les sensations d’un vieil antiquaire obligé de passer la nuit auprès d’une ruine historique qui avait fait bien souvent l’objet de ses préoccupations. Malgré toute sa patience et ses recherches minutieuses, il n’avait jamais pu résoudre certaines énigmes, et voici que lorsque le soleil se lève après une nuit de délire et de violentes sensations, les mystères du passé sont résolus. Qu’est-ce à dire, sinon que rien ne remplace pour l’homme le sentiment et l’expérience de la vie, et que l’érudition elle-même, qui semble avant tout une œuvre de patience et de labeur, n’est vraiment féconde que lorsqu’elle a traversé les régions de la poésie et des émotions poétiques.

Comme on peut le voir par les exemples que nous avons cités, les contes de M. Erckmann-Chatrian reposent presque tous sur des