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réponse aux consultations du prince. Jean refusa de quitter sa solitude ; mais il dévoila à l’eunuque les chances obscures de l’avenir. « Dieu veut cette guerre, lui dit-il, et ton maître doit partir. Avec l’assistance du ciel, il remportera une victoire longtemps balancée, mais il ne reverra jamais l’Orient. » Cette réponse décida Théodose, dont le cœur n’était pas fait pour de viles appréhensions, et il marcha avec joie au-devant de cette victoire, que sa mort devait couronner. La mission d’Eutrope, ébruitée bientôt, appela sur l’ambassadeur, avec les louanges du parti catholique, toutes les moqueries du parti païen. Dans les conciliabules des polythéistes, il ne fut plus question que de l’eunuque prophète, du nouveau Tirésias, interprète bizarre des volontés célestes et arbitre des victoires ; plus tard même, quand la mort de Théodose sembla donner crédit à la clairvoyance du solitaire égyptien, les allures prophétiques de l’eunuque continuèrent à être un sujet de moquerie. Rufin dut voir de mauvais œil cette fortune naissante qui semblait menacer la sienne, et de là les inimitiés sourdes qui déjà les divisaient quand Théodose mourut. Le chambellan sut alors se glisser près du fils, comme il avait fait près du père ; il démasqua les projets de Rufin sur l’empire, et déjoua ses desseins sur le jeune empereur en faisant épouser à celui-ci la fille de Bautho. Ce mariage, œuvre d’une habileté consommée, l’avait rendu maître dans l’intérieur du palais, quand la chute du tout-puissant ministre le conduisit de la chambre accoucher au cabinet d’Arcadius.

Eutrope, ainsi qu’on l’a pu voir, n’avait eu au renversement et au meurtre de Rufin qu’une part très subordonnée : après le succès, quand la faveur populaire accueillit comme un acte de justice cet acte de violence, il en revendiqua tout le mérite, et on le crut. Les hommes sont portés à s’exagérer la puissance des manœuvres souterraines et de l’intrigue : on ne douta donc point que l’eunuque n’eût conçu le projet, dressé les lacs, attiré la victime, et ses créatures le proclamèrent le sauveur du prince et de l’empire. On parla à peine de Stilicon, soigneusement relégué dans l’ombre, et quant à Gaïnas, sanglant exécuteur de la pensée d’autrui, on le jugea assez payé par la maîtrise des milices d’Orient ; encore Eutrope trouva-t-il moyen de borner l’action directe du Barbare au commandement de ses compatriotes. Gaïnas était joué, il se plaignit ; mais personne ne l’écouta : sa brutalité inspirait autant de répulsion que son incapacité de dédain. Sous le prétexte de veiller sur l’empire et l’empereur qu’il venait de sauver, Eutrope s’empara de la direction du gouvernement, sans prendre néanmoins la place de Rufin : trop avisé pour changer dès son début la position qui faisait sa force, il continua ses fonctions domestiques plus assidûment que jamais, ne s’attribuant