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— Il me semble, dit-elle, qu’il n’y a plus sur la terre que toi et moi. Ce désert me plaît maintenant ; nulle créature humaine ne s’y montre… Et je m’y trouve bien avec toi… Le sacrifice est accompli. Où allons-nous, que deviendrons-nous ? Dieu le sait ! C’est comme une vie nouvelle qui commence pour nous… Heureuse ou malheureuse, je l’accepte, Pepo, et je ne veux plus pleurer… Tiens, vois plutôt, me voilà gaie, contente…

Le cavalier pressa sur son cœur la femme dévouée qui essayait de sourire à travers ses larmes. — Tu es lasse, Jacinta, lui répondit-il ; repose-toi pendant quelques instans. Tu as besoin de force pour continuer le voyage.

— Eh bien ! oui, dit la jeune femme, j’essaierai de dormir, la tête sur tes genoux. Je n’ai plus froid, mon ami, le soleil me réchauffe, et ton affection me console…

Essayant ses larmes, elle ferma les yeux et ne tarda pas à s’endormir d’un sommeil doux et tranquille, car la fatigue du corps a cela de bon, qu’elle fait taire les souffrances du cœur. Pareil à la nourrice qui s’endort en berçant son enfant, le Cachupin était près de s’assoupir, lui aussi. Il faisait de grands efforts pour se tenir éveillé, et regardait droit devant lui les troncs d’arbres, aux formes bizarres, à travers lesquels se jouaient les rayons du soleil. À la fin, sa tête tomba sur sa poitrine, ses paupières se fermèrent, et le sommeil s’empara de lui.


II

Tandis que le Cachupin et sa compagne, endormis au pied d’un arbre, en pleine forêt, oubliaient un instant leurs peines et leurs fatigues, deux yeux perçans se fixaient sur eux. Un homme de haute taille, aux traits fortement accentués, vêtu à la façon des planteurs américains, considérait attentivement le couple exilé qui se croyait seul dans ces mornes solitudes. Il montait un poney de race créole et tenait sous son bras un long fusil à deux coups ; un dinde sauvage et une demi-douzaine de canards suspendus au pommeau de sa selle indiquaient assez qu’il se livrait aux plaisirs de la chasse. Pendant près d’un quart d’heure, il resta immobile, caché derrière un buisson, contemplant avec un sourire ironique le Cachupin, qui soutenait sur ses genoux le tête de sa femme endormie.

— En vérité, dit-il à voix basse, voilà un charmant tableau d’amour conjugal… Je suis curieux de voir le visage de la dame ; il y en a de jolies dans les provinces mexicaines !

Comme il se parlait ainsi à lui-même, une troupe de daims à la peau mouchetée vint à passer par-là. Les gracieux animaux bondissaient par-dessus les buissons avec la rapidité de l’oiseau ; le bruit