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d’un complet bonheur au milieu des eaux chaudes et bourbeuses dans lesquelles ils marchaient et nageaient alternativement, usant ainsi du double privilège dont la nature les a doués en compensation de la laideur de leurs formes.

Depuis cinq jours, le steamer avait quitté le quai de la Nouvelle-Orléans, et depuis vingt-quatre heures il remontait le courant de la Rivière-Rouge. Quelques voyageurs armés de carabines s’amusaient à faire feu sur les animaux de toute sorte qui passaient à leur portée, d’autres jouaient aux cartes, d’autres encore fumaient sans relâche, et faisaient de fréquentes visites à la buvette. Il y en avait aussi qui trouvaient le moyen de remplir par de légères réfections les intervalles assez rapprochés qui séparent en Amérique les quatre repas de la journée. Le temps s’écoulait lentement, mais d’une façon assez agréable. Hopwell et le Cachupin se promenaient d’ordinaire sur le pont, causant ensemble avec la familiarité de deux amis, tandis que doña Jacinta, nonchalamment assise sur un banc, regardait, sans y apporter une grande attention, les points de vue variés qui s’offraient à ses regards. Il n’y avait dans le cœur de cette jeune femme, née dans les chaudes provinces du Mexique, qu’un seul sentiment, le dévouement à son mari, et l’affection qu’elle lui avait vouée l’absorbait si complètement qu’elle semblait indifférente à tout le reste. Il en est souvent ainsi dans les pays où les distractions incessantes du monde sont inconnues, et où toutes les joies se bornent à goûter la paix sous le toit conjugal. Si doña Jacinta songeait à quelque chose pendant les heures qu’elle passait ainsi sur le pont du steamer, c’était au repos dont elle allait jouir avec don Pepo dans les solitudes profondes qui les attendaient.

Il s’en fallait d’un jour encore que le bateau à vapeur touchât le point où il devait mettre à terre ses passagers. Malgré la difficulté de la navigation, rendue plus grande encore par la rapidité du courant à l’époque de la crue des eaux, le pilote s’était obstiné à faire route pendant la nuit. La lune brillait de tout son éclat, découpant en noir l’ombre des grands arbres et jetant sur les flots impétueux une clarté lumineuse. Les dames se retirèrent dans la cabine qui leur est réservée, les gentlemen allèrent, eux aussi, prendre du repos, et sur le pont il ne resta que Hopwell et le Cachupin. L’air étant doux et tiède, celui-ci résolut de dormir à la clarté des étoiles, enveloppé dans sa mante de laine, comme il l’avait fait si souvent dans ses voyages à travers les plaines désertes du Mexique.

— Bonne nuit, lui dit Hopwell ; mon cigare est fini, je vais aller m’é endre entre les quatre planches de ma cabine, à la lueur fumeuse de la lampe.

Buena noche, amigo, répondit le Cachupin ; j’aime mieux rester ici en plein air, aux rayons de la lune. Le Cachupin se promena