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« Voici venir Léon, nous dit Claudien dans son poème d’Eutrope, Léon au large ventre, dont la faim surpasse celle du cyclope, et qui défierait une harpie à jeun ; il doit à son appétit, non pas à sa vaillance, l’honneur insigne de porter le nom du lion[1]. Brave contre les absens, redoutable par la langue, aussi petit d’âme qu’énorme de corps, il fut jadis cardeur habile, passé maître dans l’art d’apprêter et de peigner la laine. Nul jamais ne sut mieux l’étendre dans des corbeilles après l’avoir purgée de toute souillure, ni guider d’une main plus adroite la dépouille huileuse des brebis à travers les dents acérées de la carde. Léon est l’Ajax d’Eutrope : dans sa colère, il frappe non un vaste bouclier, revêtu de sept cuirs de bœufs, comme le héros de nos poèmes, mais son ventre, qu’ont arrondi d’interminables repas et une vie longtemps immobile au milieu des fileuses et des quenouilles. » Le personnage si grotesquement dessiné n’était pas moins que le vrai ministre de la guerre d’Arcadius, le général qu’Eutrope plaça au-dessous ou plutôt à côté de Gaïnas, pour surveiller le Barbare mécontent et le réprimer au besoin.

Le comte des largesses, Hosius, transféré par Eutrope à la maîtrise des offices, n’avait ni la vulgarité ni les mœurs ignobles de Léon. Espagnol d’origine et venu en Orient dans la domesticité de Théodose, il avait su se former lui-même. Ses détracteurs prétendaient qu’on l’avait vu jadis dans les cuisines impériales, artiste renommé et arbitre souverain des sauces : en tout cas, il avait dû quitter de bonne heure le fourneau pour les écoles, car il avait étudié le droit, et au temps dont nous parlons, Hosius passait pour un jurisconsulte distingué. Théodose avait reconnu son mérite en lui confiant la direction des finances de l’empire. Le contraste des deux conditions qu’il était censé avoir traversées successivement fournissait à la médisance mille jeux de mots bouffons, qui circulaient en Occident, et dont Claudien, avec sa verve satirique, pouvait sans doute revendiquer une grande part. Ces jeux de mots, intraduisibles en français, roulent principalement sur la double entente du mot jus, qui en latin signifie droit et jus de viande ou sauce, et la plaisanterie gît dans une perpétuelle confusion entre l’exercice de la justice et les procédés de l’art culinaire. Ainsi on montrait Hosius assis sur son tribunal comme près d’un fourneau, assaisonnant à point la justice, confectionnant les lois, adoucissant les arrêts, ne négligeant rien, en un mot, pour le service de son maître ; et comme ce magistrat, d’un naturel emporté, était habile à se contenir : « Il est tout miel, disait-on, mais le feu de la cuisine n’est pas loin ! » Ces bouffonneries, qui ridiculisaient les ministres de la

  1. On sait que leo en latin, leôn en grec, signifient lion.