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d’un sang riche et noble au moment où il va se refroidir pour toujours. Notez ce détail physiologique, il est important et vous servira à expliquer bien des petits mystères, bien des petites contradictions que présente la personne de Guérin ; c’est une des clés qui vous permettra d’ouvrir cette âme délicate. Maurice est un enfant de vieille race et de race vieillie : de là mille nuances fugitives et contradictoires et que vous ne rencontrerez jamais chez les hommes de sang nouveau ; ceux-là sont tout d’une pièce, n’ayant avec le passé aucune de ces solidarités secrètes et de ces affinités héréditaires qui enchaînent les cœurs par des liens plus subtils que ceux dont Gulliver fut enchaîné à Lilliput. Toutes ces nuances contradictoires, résignation noble et inquiétude maladive, enjouement et mélancolie, pureté classique et morbidesse, ardeur de tête pour la liberté politique et sentimens affectueux pour la religion, se réunissent et se fondent dans ce suprême contraste : la force de l’esprit et la faiblesse du corps. Guérin a les deux grands caractères des enfans de vieille race et de vieille civilisation, la mélancolie et la précocité. Il s’est peint lui-même dans un portrait adressé à l’un de ses anciens maîtres et qui est, en un double sens, un indice de sa précocité, précocité de talent, car l’auteur, lorsqu’il l’a écrit, n’avait encore que dix-huit ans, et précocité d’expérience. Nous extrairons quelques passages de ce portrait, qui exprime toute la destinée de l’auteur et qui fait trop comprendre sa fin prématurée. Il devait et même il pouvait mourir jeune ; qu’est-ce que la vie pouvait apprendre à celui qui, avant même d’être sorti du collège, était capable d’écrire les lignes suivantes ?


« Vous connaissez ma naissance, elle est honorable et voilà tout, car la pauvreté et le malheur sont héréditaires dans ma famille, et la plupart de mes parens sont morts dans l’infortune. Je vous le dis, parce que je crois que cela peut avoir influé sur mon caractère. Pourquoi le sentiment du malheur ne se communiquerait-il pas avec le sang, puisqu’on voit des pères transmettre à leurs enfans des difformités naturelles ?… Retiré à la campagne avec ma famille, mon enfance fut solitaire. Je ne connus jamais ces jeux ni cette joie bruyante qui accompagnent nos premières années. J’étais le seul enfant qu’il y eût dans la maison, et lorsque mon âme avait reçu quelque impression, je n’allais pas la perdre et l’effacer au milieu des jeux et des distractions que m’eût procurés la société d’un autre enfant de mon âge, mais je la conservais tout entière, elle se gravait profondément dans mon âme et avait le temps de produire son effet… Ainsi, sans avoir vécu dans le monde, j’en étais désabusé, tant par ce que j’entendais dire à mon père que par ma propre expérience. J’abandonnai enfin ma solitude pour entrer dans les collèges : c’était passer d’un extrême à l’autre ; mais je n’oubliais pas dans la société d’une jeunesse turbulente les leçons de la solitude ; je les avais emportées avec moi pour ne jamais les perdre. Dès lors commença pour moi cette vie pénible, difficile, pleine de tristesse et d’angoisses, dans laquelle je me trouve aujourd’hui engagé. Habitué à réfléchir,