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« 5 avril 1833 (extrait du journal). — Journée belle à souhait. Des nuages, mais seulement autant qu’il en faut pour faire paysage au ciel. Ils affectent de plus en plus leurs formes d’été ; leurs groupes divers se tiennent immobiles sous le soleil, comme les troupeaux de moutons dans les pâturages quand il fait grand chaud. J’ai vu une hirondelle et j’ai entendu bourdonner les abeilles sur les fleurs. En m’asseyant au soleil pour me pénétrer jusqu’à la moelle du divin printemps, j’ai ressenti quelques-unes de mes impressions d’enfance ; un moment j’ai considéré le ciel avec ses nuages, la terre avec ses bois, ses chants, ses bourdonnemens, comme je faisais alors. Ce renouvellement du premier aspect des choses, de la physionomie qu’on leur a trouvée avec les premiers regards, est à mon avis une des plus douces réactions de l’enfance sur le courant de la vie.

« Mon Dieu, que fait donc mon âme d’aller se prendre ainsi à des douceurs si fugitives le vendredi-saint, en ce jour tout plein de votre mort et de notre rédemption ! Il y a en moi je ne sais quel damnable esprit qui me suscite de grands dégoûts et me pousse pour ainsi dire à la révolte contre les saints exercices et le recueillement de l’âme qui doivent nous préparer aux grandes solennités de la foi. Nous sommes en retraite depuis deux jours, et je ne fais que m’ennuyer, me ronger avec je ne sais quelles pensées, et m’aigrir même contre les pratiques de la retraite. Oh ! je reconnais bien là le vieux ferment dont je n’ai pas encore bien nettoyé mon âme. »


Maurice avait été élevé pour l’état ecclésiastique ; il fit bien d’y renoncer, il n’avait à aucun degré la vocation religieuse. C’est dans un séminaire de jeunes brahmes destinés à desservir les autels de la nature, et non dans un séminaire de lévites chrétiens, qu’il aurait fallu placer celui qui, à La Chênaie, au milieu de sa plus grande ferveur religieuse et dans le voisinage de l’austère Lamennais, écrivait les charmantes lignes que voici : « Les feuilles ouvertes d’hier sont tendres comme la rosée el d’une verdure transparente ; j’ose à peine y toucher de peur de les flétrir. Cependant avant-hier j’en ai arraché quelques-unes avec Élie (M. Élie de Kertanguy), des feuilles de hêtre, pour en faire un plat, à l’exemple des bernardins. Ce n’est pas mauvais, il y a quelque saveur ; mais c’est un peu dur. J’avais vraiment des remords d’arracher ces pauvres feuilles à peine nées. Elles auraient vécu leur vie, se seraient réjouies au soleil et balancées au vent. Je pensais à tout cela pendant que je les coupais, et cependant ma main n’en allait pas moins ravageant les rameaux. Au reste, tout en commettant cette petite cruauté, j’avais avec Élie un de ces entretiens qui reviennent de temps à autre, toujours avec charme et allégement de l’âme. En nous en allant, notre panier plein, nous nous promettions de cueillir des feuilles de temps en temps, faisant allusion à notre causerie. » Quel aimable mélange de tendresse pour la nature et de délicate amitié humaine ! Ne dirait-on pas en effet un jeune brahme qui a connu les adolescens de Platon ?

Le sentiment de la nature ! Guérin est là tout entier. Ses autres sentimens sans exception sont faibles, incertains, timides ; celui-là seul est