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et elle frappe à coups si redoublés, qu’on a peine à la suivre. Elle enlevait à peine Henry Murger, un homme dans toute la jeunesse de l’âge et la vivacité du talent, que déjà elle atteignait M. Eugène Scribe, l’homme qui, sans s’arrêter un instant, a tour à tour animé tous les théâtres de sa verve ingénieuse. L’un et l’autre ont disparu à peu de jours de distance, le conteur charmant et délicat, l’auteur de tant de récits émouvans, le Dernier Rendez-vous, les Vacances de Camille, Adeline Protat, et l’inventeur dramatique qui s’est le plus prodigué en ménageant le mieux un esprit plein de dextérité et de ressources. La mort seule les a rapprochés en les frappant à si peu d’intervalle, car il n’y avait assurément entre eux rien de semblable ; ils n’étaient pas de la même race, et ils ne suivaient pas les mêmes chemins. Quoiqu’ils soient arrivés presque à la même heure au même but, où tout le monde va, M. Scribe a porté jusqu’au bout le poids de cet immense labeur qu’il s’était créé, de tout ce monde de fragiles conceptions qui lui étaient familières. Pendant quarante ans, ses œuvres ont été l’honnête distraction de ceux qui vont chercher l’agrément au théâtre, et il est mort au lendemain de son dernier succès. Nous ne savons ce qu’on dira dans l’avenir du théâtre de M. Scribe : il représente du moins une certaine face de notre société ; cette société, il l’a peinte à une heure de ce siècle, et cette carrière n’a pas été seulement pour l’auteur pleine de succès ; elle l’a conduit à la fortune honnêtement conquise, à l’Académie, qui a couronné en lui la comédie et le vaudeville. Quant à Henry Murger, qui a précédé de quelques jours M. Scribe, il s’en est allé plein de jeunesse, à l’heure où la vie aurait pu peut-être lui sourire, mais non dans tous les cas sans avoir laissé dans le roman contemporain la marque certaine d’une originalité pénétrante et vive. Henry Murger s’était fait sans effort, tout naturellement, le peintre d’un monde où la misère n’exclut pas la gaieté et où l’abandon dans la vie n’exclut pas l’émotion sincère du cœur. Il a été le poète de la vie de Bohême, de cette vie dont bien d’autres ne savent peindre que les crudités, et qu’il représentait avec grâce sans lui ôter la vérité. C’était un caractère aimable et bon autant qu’un esprit charmant et vif. Il aurait pu vivre longtemps encore sans doute, s’il lui eût été donné d’avoir une jeunesse moins dispersée, à tous les vents. Au moment où il disparaît et où on est encore sous le coup d’une perte si regrettable, il y a mieux à faire qu’à étouffer le charmant esprit sous les apologies vulgaires : il mérite de laisser par la vie et par la mort un enseignement pour tous, après avoir charmé ses contemporains par un talent plein de sobriété et de grâce.


E. FORCADE.