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que la faim peut les conseiller mal. Au lieu d’épuiser le trésor pour les soutenir, d’encourager leurs exigences et d’inventer des expédiens ruineux qui ne reculent le danger que pour l’accroître, j’ai multiplié les colonies. Telles les abeilles maintiennent l’ordre dans la ruche en essaimant chaque printemps. Peux-tu donc appeler multitude un peuple ainsi épuré, d’où sont retranchés ceux qui m’auraient servi de complices pour faire le mal, où je ne compte plus que des juges qui me renverseront si je cesse de faire le bien ?

ASPASIE.

Tu laisses toujours l’aiguillon dans Famé de ceux qui t’écoutent. Cependant ce peuple que tu pousses vers la perfection, tu le redoutes, semblable aux armuriers qui forgent des armes si tranchantes qu’ils se blessent les premiers. Il est prompt à s’emporter…

PÉRICLÈS.

Plus prompt à revenir. De même les vins généreux rompent parfois l’amphore qui les contient. Non, je ne redoute pas le peuple, je ne crains que de me manquer à moi-même. Jamais je ne me rends à l’assemblée sans demander aux dieux de m’inspirer ce qui convient, parce que je vais parler à des hommes libres, à des Grecs, à des Athéniens. Et quand je suis à la tribune, en face de la mer que couvrent nos flottes victorieuses, ou à l’Acropole, qui fut notre berceau, je crois voir au-dessus des dix mille têtes dressées vers moi la figure de la patrie qui m’écoute.

ASPASIE.

Tu me rends la confiance. Tes concitoyens ne peuvent trahir celui qui aime ainsi son pays. N’oublie pas que tu as promis de me réciter le discours que tu prononceras demain.

PÉRICLÈS.

Je n’y manquerai pas, dès que tu auras le loisir de m’entendre, car tu excelles dans l’art de la parole, et tu démêles avec un tact divin ce qu’il faut dire d’avec ce qu’il faut taire. Tous, orateurs et philosophes, nous te proclamons notre maître d’éloquence. Mes envieux t’attribuent même mes discours.

ASPASIE.

Tu veux me railler. Partons donc, car la matinée avance.

PÉRICLÈS.

Je pars le premier. Sophocle, qui s’est chargé de voir les autres stratèges, nos collègues, doit passer chez moi. Dans peu, tu me rejoindras. [Il sort, et au même moment entre Elpinice.)

SCÈNE V.
PHIDIAS, ASPASIE, ELPINICE
ELPINICE

Périclès devient chaque jour plus sérieux ; son visage ignore le sourire.

ASPASIE.

Il est naturel que ceux qui s’occupent d’affaires graves soient graves eux-mêmes.

ELPINICE

Il faut croire aussi que les paroles se vendent cher au marché. Il ne m’a pas adressé un seul mot.