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vendent les Phéniciens, donner à leurs yeux plus d’éclat, à leurs lèvres plus de feu, à leurs joues une fraîcheur sans cesse renaissante. Ah ! nous sommes bien dégénérés !

PHIDIAS.

Ce ne sont pas des hommes que tu décris, mais des femmes.

ELPINICE

Les femmes ! Elles-mêmes avaient une grâce et un art dont le secret va se perdre. Aspasie, qui est belle, affecte trop la simplicité. Et moi, qui conserve les traditions de la parure, j’excite le sourire. Va contempler les peintures de Polygnote au Pœcile : le groupe des Troyennes captives t’apprendra quelles étaient, dans notre jeunesse, la variété des coiffures et la richesse des ajustemens. Toutes, nous avons servi de modèle au peintre pour les costumes, mais je suis la seule dont il ait copié les traits. Je passerai à la postérité sous le nom de Laodicé, fille de Priam. Cher et divin Polygnote !

PHIDIAS.

Elpinice, tu te souviens du proverbe : « les Milésiens étaient braves autrefois. »

ASPASIE.

Phidias, tu ne ménages point assez Elpinice.

ELPINICE

Laisse, laisse. Je suis accoutumée à ses propos. J’ai entendu siffler le serpent, mais je n’en sens pas la morsure. Crois-tu, Phidias, que tu as plus de génie parce que tu es sauvage et ennemi des plaisirs ? Polygnote était un artiste aussi habile que toi.

PHIDIAS.

C’était un grand artiste.

ELPINICE

Eh bien ! Polygnote était magnifiquement vêtu ; il se faisait honneur de ses richesses. Lorsqu’il s’avançait à travers la ville, on l’eût pris pour un ambassadeur persan. Il sacrifiait aux Grâces, et Vénus l’a comblé de ses faveurs. Je l’ai aimé, moi, sœur de Cimon, moi, fille et petite-fille de rois, tandis que toi, quelle femme voudrait te choisir pour amant ?

PHIDIAS.

Aucune, si Minerve me protège. Je n’ai à perdre aucune des trois choses que les femmes dissipent d’ordinaire : l’argent, les paroles et le temps.

ELPINICE

Alcée, Ibycus, Anacréon te valaient bien ; cependant ils portaient des mitres et dansaient les danses voluptueuses des Ioniens.

PHIDIAS.

Ceux que tu nommes ne sont plus qu’une cendre légère. Si nous nous souvenons d’eux, Elpinice, est-ce à cause de leur parure et de leur danse, ou bien de leurs œuvres ?

ELPINICE

À cause de leurs œuvres. Tout le reste s’est évanoui, comme le parfum d’une fleur cueillie depuis le matin.

PHIDIAS.

Puisque nos œuvres seules nous survivent, ne me blâme donc pas de bien employer ma vie.