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dressa la tête, le regarda de ses gros yeux doux et demeura immobile à le contempler avec un certain air de crainte. Garibaldi s’approche, Brunetta recule. Il faisait un pas en avant, elle faisait un pas en arrière. Il lui réitérait ses appels, lui donnant les noms les plus aimables : Brunetta mia, mia cara Brunettina. Rien ne réussissait, et la vache, évidemment prise d’inquiétude, commençait à secouer la tête avec colère. Garibaldi se désespérait et n’y comprenait rien ; ses amis riaient quelque peu sous cape. Tout à coup il se frappa le front ; il avait deviné. — Ce sont nos chemises rouges qui lui font peur, dit-il en mettant bas sa casaque ; chacun en fit autant, et Brunetta, tout à fait rassurée, accourut offrir son beau mufle humide aux caresses de son maître.

Une heure après avoir été prévenus, nous étions à bord de l’Amazon, petit bateau à vapeur anglais, dont le commandant, allègre et vigoureux, ne se sentait pas de joie d’avoir l’honneur de transporter Garibaldi, the lion of the day. Une partie de l’état-major du général était déjà réunie sur la dunette quand nous arrivâmes, et je pus voir quelques-uns des hommes dont le dévouement sans bornes n’est pas un des titres les moins glorieux du dictateur : Vecchi d’abord, grand propriétaire de mines en Sardaigne, qui aime Garibaldi avec une foi qu’on qualifierait d’aveugle, si elle pouvait avoir tort, et dont l’expression admirative est vraiment touchante ; il le suit dans les combats, l’assiste dans la vie privée, l’entoure de soins exquis tels qu’un amant pourrait en avoir pour sa maîtresse, et porte partout, malgré ses cheveux déjà grisonnans, une gaieté de bon aloi qui affirme l’honnêteté du cœur et la placidité de l’âme. — Giusmaroli, petit vieillard trapu, barbu, alerte, ancien curé dont la soutane est aux orties : celui-là sert un homme, et par contrecoup une cause ; il couve Garibaldi des yeux, couche à la porte de sa chambre et se jette au-devant de lui quand un danger le menace. à la prise de Palerme, il fallait pour se rendre vers le Palazzo reale traverser la rue de Tolède, occupée par deux bataillons napolitains qui faisaient un feu d’enfer. « Quand il a plu des balles, la récolte est rouge ! » dit une chanson danoise ; Giusmaroli se jette seul au milieu de la rue, s’arrête, se retourne, essuie toute la décharge, qui l’épargne par miracle, puis il fait signe à Garibaldi, qui n’avait rien compris à son action, et qui passe sans recevoir un seul coup de fusil. — Frocianti, un moine défroqué ; il ne quitte jamais Garibaldi : dans la vie ordinaire, il exécute ses ordres ; dans la bataille, il combat à ses côtés ; à Caprera, il lui apprend à greffer les arbres ; ils se disputent ensemble sur les avantages des greffes par scions comparées aux greffes par gemmes, et n’en sont pas moins les meilleurs amis du monde. Chose étrange, Garibaldi porte aux prêtres