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qu’elle avait une juridiction, un tribunal où il put faire comparaître ses ennemis, les condamner lui-même et battre sur eux monnaie de confiscations. L’eunuque revêtait donc enfin la toge du magistrat, l’esclave jugeait des hommes libres. Dans cette situation nouvelle et débarrassé de tout intermédiaire, il se mit à trafiquer en grand de son autorité ; il portait la main sur tout. Un contemporain nous fait assister à une scène où le ministre ouvre un encan des provinces et appelle les chalands dans son palais. « Eutrope, dit-il, s’est fait marchand d’emplois, brocanteur de provinces, courtier de l’empire d’Orient. Vendu tant de fois, il veut vendre à son tour, et il vend tout. Un tarif affiché dans son vestibule fixe le prix des nations ; à tant la Galatie, à tant le Pont, à tant la Libye. Voulez-vous la Lycie : déposez telle somme ; un peu plus, la Phrygie est à vous. Les amateurs accourent, on calcule, on marchande. Celui-ci obtient l’Asie au prix de sa villa, celui-là livre les bijoux de sa femme afin d’administrer la Syrie, un troisième cède à regret la maison où il est né pour l’ancien royaume de Prusias. Étrange revers des choses humaines ! Le trône de Crésus est tombé sous les coups de Cyrus afin qu’aujourd’hui le Pactole verse ses flots d’or dans les mains d’un eunuque ; Attale a fait Rome son héritière pour que l’héritage passe à un esclave ! C’est au futur profit d’Eutrope qu’Auguste soumettait l’Égypte, Métellus la Crète, Servilius l’Isaurie. Cilicie, Judée, Arménie, triomphes du grand Pompée, travail séculaire de Rome, vous êtes devenus une marchandise ; on vous jette dans une balance et on vous pèse contre de l’or ! » Ces éloquentes invectives, exprimées en beaux vers, faisaient frémir les Italiens d’indignation ; mais ce n’était là qu’une vaine et impuissante colère.

Une nouvelle fantaisie s’empara d’Eutrope : il voulut être général pour s’égaler en tout à Stilicon. Ces hordes de Barbares que l’année précédente Rufin avait appelées sur l’Orient, et qui s’étaient retirées gorgées de butin, venaient de reparaître, et recommençaient leurs ravages. Des bandes hardies, composées de Huns et de Goths, poussaient leurs courses jusque dans l’Asie-Mineure, d’où elles ramenaient captifs des femmes, des enfans, des troupeaux. Eutrope déclara qu’il irait lui-même mettre fin à ces insolences, et qu’il se chargeait de cette guerre : on ne fut pas médiocrement surpris, mais on se tut. Il réunit en effet des troupes à Constantinople, s’affubla d’un costume guerrier pour les passer en revue, et partit avec elles pour l’Asie, un long carquois au dos et l’arc au poing. Beaucoup d’eunuques désertèrent les gynécées pour le suivre ; c’était une sorte d’émancipation de cette race. Son apparition devant les lignes romaines produisit le plus grotesque des spectacles : à la vue de ce visage ridé qu’on comparait à un raisin sec, de ces membres