Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/380

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

unité par l’hégémonie de la Prusse, et rencontre dans les jalousies mutuelles de graves obstacles ; au milieu de ces incertitudes, l’affaire des duchés allemands à délivrer d’un prétendu despotisme danois, celle des habitans allemands du Slesvig à protéger en dépit des conventions politiques, offrent l’incomparable avantage de réunir sur un seul objet les instincts démocratiques et unitaires de toute l’Allemagne. La question danoise est comme une soupape que les gouvernemens allemands ouvrent de temps en temps à l’effervescence intérieure. De plus, celle des puissances allemandes qui prendra en main avec le plus de vigueur une telle cause acquerra la popularité, qui pourra lui assurer la prééminence. Un autre désir de l’Allemagne, qui a bien des vœux à réaliser, c’est de devenir puissance maritime. Or la rade de Kiel en Holstein serait un magnifique port militaire. Si l’on pouvait enlever ce duché au roi-duc Frédéric VII, une telle conquête rendrait l’Allemagne maîtresse de la Baltique. On comprend donc sans peine que l’affaire des duchés ne soit pas moins chère aux gouvernemens qu’aux populations de l’Allemagne. Le gouvernement du Hanovre a-t-il besoin de rencontrer, en présence de l’irritation causée par sa politique de réaction violente, un terrain neutre où se réunissent tous les esprits : c’est la question dano-allemande qu’il suscite, et quelques démonstrations hostiles contre le Danemark lui suffisent pour neutraliser les effets du mécontentement public. Cet intérêt passager n’est rien encore à côté de l’intérêt permanent qu’a la Prusse à entretenir et à pousser jusqu’aux extrémités l’agitation allemande en faveur des frères des duchés. Elle y gagne d’offrir un dérivatif aux passions démocratiques et unitaires de l’Allemagne, tout en se mettant à la tête de ce mouvement général dont elle escompte le triomphe, qui profiterait à l’hégémonie prussienne dans la confédération. La Prusse est d’ailleurs entraînée elle-même par le parti de Gotha et les associations nationales en activité depuis 1858. Quoi qu’on fasse pour interdire ces associations, et quelle que soit la persévérance de la diète et des états moyens à les poursuivre, le sol de l’Allemagne est pour longtemps miné par elles, et maintenant qu’elles ont forcé la Prusse à les protéger presque ouvertement, elles centuplent leur puissance. à la tête du parti figurent le monde universitaire, si influent et si actif en Allemagne, les organes les plus accrédités de la presse, et toute l’émigration slesvig-holsteinoise, qui siège au conseil intime des princes du nord de l’Allemagne[1]. La Prusse est liée à ce parti,

  1. Sans compter le duc et le prince d’Augustenbourg, qu’on voit si bien accueillis dans les cours allemandes. M. Droysen, l’ancien professeur de Kiel, est aujourd’hui professeur à l’université d’Iéna ; Dahlmann, le jurisconsulte des insurgés, vient de mourir professeur à Bonn ; le comte Reventlow-Prectz, gouverneur sous l’insurrection, a été promu en Prusse à la pairie à vie ; M. Beseler, ex-gouverneur aussi, a été revêtu à l’université de Bonn de la dignité de chancelier, et trouve encore le temps d’écrire de fougueux pamphlets ; M. Esmarch, gravement compromis dans l’insurrection, siège comme conseiller de la cour d’appel suprême en Poméranie ; M. Geertz, quartier-maître-général de l’armée des insurgés, est capitaine de l’état-major général de la Prusse ; M. Liliencron, partisan très actif de la révolte, d’abord conseiller d’état en Prusse, est aujourd’hui président-consistorial de Saxe-Altenbourg ; le docteur C. Lorentzen, réfugié politique depuis 1846, ancien secrétaire de l’assemblée insurrectionnelle, est aujourd’hui rédacteur de la Gazette de Prusse, journal officiel du cabinet de Berlin ; M. Francke, ex-ministre des finances de l’insurrection, est premier ministre de Cobourg-Gotha ; M. Samwer, jurisconsulte de la famille d’Augustenbourg, est conseiller intime de la légation à Gotha ; M. Nielsen, ancien évoque des insurgés, est prêtre d’une enclave d’Oldenbourg en Holstein ; M. Harbou, ancien diplomate de l’insurrection, est premier ministre en Saxe-Meiningen ; M. Bretner, ancien avocat, est conseiller de la cour suprême des villes hanséatiques à Lübeck. Si vous voulez ajouter les insurgés subalternes gratifiés d’emplois dans les chemins de fer, dans les postes, dans les télégraphes, ceux qui touchent des subventions régulières fournies par les cotisations recueillies dans toute l’Allemagne, etc., vous aurez tout l’appoint du parti unitaire et national pour qui le slesvig-holsteinisme est le mot d’ordre et le cri de guerre.