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La plupart des polygénistes, et toute l’école américaine surtout, regardent les Polynésiens comme appartenant à une espèce parfaitement distincte du blanc Européen[1]. Or ces deux prétendues espèces sont parfaitement fécondes entre elles, et leur postérité se multiplie rapidement sans avoir besoin de se retremper aux sources primitives. Voici un fait qui le prouve. En 1787, le lieutenant Bligh, commandant du navire la Bounty, fut chargé d’aller à Tahiti chercher des pieds d’arbre à pain destinés à être transportés aux colonies anglaises. Cet officier était, paraît-il, d’un caractère peu sociable. Il se fit détester de tout son équipage, et en 1789, lorsqu’il revenait de sa mission, une révolte éclata. Bligh et tous ceux qui lui restèrent fidèles furent mis dans une chaloupe et abandonnés en pleine mer. Les rebelles retournèrent à Tahiti pour se choisir des compagnes et embaucher quelques indigènes. Après avoir vainement essayé de s’établir dans l’île de Tobouaï, ils se partagèrent encore. Une portion revint à Tahiti ; le reste, comprenant neuf blancs, six Polynésiens et autant de femmes que d’hommes, fit voile pour Pitcairn, petite île déserte d’un accès difficile, écartée de la route suivie par la plupart des navires qui parcourent la Mer du Sud, et où les révoltés espéraient être à l’abri des poursuites du gouvernement anglais.

La petite colonie s’installa à Pitcairn au mois de janvier 1790 : mais elle ne vécut pas longtemps en paix. Le despotisme des blancs finit par révolter les Polynésiens, qui, aidés d’une partie de leurs compatriotes du sexe féminin, massacrèrent cinq de leurs tyrans. Puis, ils en vinrent aux mains entre eux, et enfin les femmes des blancs qui avaient péri vengèrent leurs maris en assassinant à leur tour ce qui survivait des Polynésiens. En 1793, il ne restait à Pitcairn que quatre Européens, dix femmes polynésiennes et quelques enfans. On vécut alors dans un état de polygamie absolue. Enfin un des blancs ayant encore péri par sa faute, un autre ayant été tué par ses deux compatriotes, qu’il menaçait sans cesse, Young et Adams étaient les seuls survivans en 1799. Ils comprirent alors les terribles leçons du passé, vécurent en paix, et s’efforcèrent de régénérer cette société née sous de si sanglans auspices. Young mourut bientôt de maladie, et Adams poursuivit avec persistance la tâche qu’il s’était imposée. Il réussit de manière à exciter la surprise et l’admiration du capitaine Beechey, qui visita Pitcairn en 1825.

Nous n’avons pas à nous occuper spécialement des qualités morales

  1. Les Polynésiens sont à mes yeux une race métisse résultant du mélange des races noire et jaune, avec addition d’un élément blanc qui ressort d’une manière quelquefois très accentuée. On comprend que je ne puis exposer ici l’ensemble des faits qui m’ont conduit à cette manière de voir.