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des dépouilles du shikaree. Je ne distinguais pas bien sa tête ; aussi la tirai-je au défaut de l’épaule ; la seconde d’après, elle fondait sur moi, et ce fut sans avoir le temps de viser que je lui campai en plein mufle, je suppose, ma charge de plomb. Le valet d’écurie, au lieu de se servir de son arme, se laissa choir sur le dos. La panthère alors saisit entre ses dents mon pied gauche et se mit à m’entraîner… Je la frappai de mon fusil vide ; elle prit les canons dans sa gueule. Ce fut, à vrai dire, son effort suprême. Je pus me relever, arracher à mon compagnon l’arme qui lui servait si peu, et des deux mains la plonger dans les flancs de la panthère, qui cette fois y resta…

Mon premier soin ensuite fut de me faire enlever ma botte. Le sang ruisselait de mon pied gauche, dont très heureusement les muscles essentiels se trouvèrent sains et saufs, bien que les dents de la panthère s’y fussent littéralement rejointes. Ensuite j’examinai cette rude ennemie. Elle mesurait huit pieds deux pouces de longueur, et je n’en rencontrai jamais d’aussi déterminée. J’eus d’ailleurs la consolation de penser que pas un de mes coups n’avait été perdu. Ma première balle l’avait atteinte au gosier et presque traversée ; ma première charge de plomb lui avait cassé une patte de devant. À la seconde attaque, la balle, glissant sous son épine dorsale, était ressortie de l’autre côté. Le plomb avait presque broyé la patte de devant, restée jusqu’alors intacte.

La nuit, sur ces entrefaites, était venue. Même sans blessures, il n’aurait pas fallu songer à poursuivre la plus petite des deux panthères. Elle fut trouvée morte quelques jours après, et portée à Chindwarrah, où je pus me procurer sa peau. La balle avait bien frappé où je visais, et, d’après les autres renseignemens donnés sur elle, son identité est restée parfaitement démontrée à mes yeux.

Voilà, reprit le capitaine, voilà comme on devient soldat ; voilà par quelles épreuves on se bronze d’avance contre toutes les chances, même les plus inattendues et les plus terribles, de notre aventureux métier. Pour un shikaree éprouvé, qu’est le champ de bataille ? Un carrousel. Le cipaye ou le Sikh le plus résolu ne vaut pas, après tout, une panthère enragée. Celui qui a fait face à l’une reculera-t-il devant l’autre ?

En ce pays plus qu’ailleurs, il est bon d’être prêt à tout. Pas plus tard que l’autre jour, un de mes domestiques, Malais d’origine, se laisse monter la cervelle par quelques brahmes fanatiques. Ils lui persuadent que ses péchés demandent une expiation par le sang. Ainsi endoctriné, le voilà qui se met nu comme un ver, se rase la tête, se frotte d’huile tout le corps, afin d’offrir moins de prise à qui voudrait l’arrêter, et, le kriss en main, après avoir avalé une forte dose de bhang, commence dans la maison une de ces courses effrénées