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de Naples, et qui pouvaient nous disputer très sérieusement le passage dans l’occurrence peu probable où le pays entier ne se soulèverait pas à notre approche.

Frapolli partit seul sur sa petite barque pour regagner le Phare, et nous, pour aller rejoindre Garibaldi, nous montâmes en voiture ; mais quelle voiture ! Trop élevée sur des essieux trop longs qui rejetaient les roues trop loin d’une caisse peinte d’un bleu cru où le soleil, la lune, les étoiles et le crucifiement de Jésus éclataient en couleur jaune, elle remuait et s’agitait toute seule sur ses courroies détendues ; tapissée à l’intérieur d’une vieille toile de Perse qui laissait échapper l’étoupe, elle offrait à nos têtes le dur oreiller des compas rouilles et des clous en saillie. On y montait par un marchepied à six étages ; trois chevaux attelés de front traînaient ce berlingot difforme, qui bondissait à chaque cahot, et dont la capote en cuir était sillonnée de larges gerçures par où le soleil nous envoyait ses flèches d’or. Les deux pieds sur une botte de foin, le cocher avait les genoux à la hauteur du menton ; il fouetta ses chevaux, et nous partîmes comme un ouragan de grelots et de vieille ferraille ; jamais charivari donné à des noces ridicules ne fit un pareil tintamarre. En nous l’amenant lui-même, le syndic nous avait dit avec satisfaction : « C’est le plus beau carrosse du pays ! »

La route monte, monte ; elle se coupe à angle aigu, elle fait coudes sur coudes et zigzags sur zigzags pour atteindre sans trop de fatigues le sommet de la montagne. Nous avons déjà fait beaucoup de chemin, nous croyons être loin de Bagnara, et tout à coup, comme au fond d’un précipice, la ville apparaît juste au-dessous de nous avec ses maisons à toits plats. Nous montons toujours au pas ; les chevaux sont haletans, et la sueur qui les inonde troue la poussière. À mesure que nous gravissons la montagne, la nature méridionale s’efface : aux myrtes des haies, les ronces ont succédé ; les paysages de France apparaissent. Voici les châtaigniers, les fougères, les bruyères violettes comme un deuil royal, quelques tilleuls et des chênes. Sans ces beaux troupeaux de bœufs gris qui, couchés parmi les chaumes, ruminent mélancoliquement, on se croirait dans quelque pays de Bretagne, vers Ploërmel ou Quimperlé. De grandes fermes se montrent ça et là, entourées de murailles, et précédées d’une porte où se lit le nom du propriétaire : tenuta di Paolo Faliscurpa, tenuta di Giovanni Sanpolito. Des femmes curieuses se mettent aux fenêtres quand nous passons ; les hommes occupés aux travaux des champs, — ici nous sommes loin de la mer, — lèvent leur bonnet, l’agitent et reprennent leur besogne. Tout est calme, rassis, sans inquiétude. On ne croirait pas qu’une révolution vient de se faire ; nous ne sommes point une armée, nous sommes des amis qu’on attendait depuis longtemps : salute, fratelli, nous disent ces bonnes