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cette fuite précipitée ? Je ne devais pas tarder à en avoir l’effroyable explication.

Les horizons sont beaux parce qu’ils sont étendus et noyés dans la lumière rouge du soleil ; mais le paysage ne se relève pas, il reste laid et aride ; la chaleur est terrible. À toutes les maisons devant lesquelles nous passons, mon guide demande de l’eau malgré mes conseils. « C’est plus fort que moi, » me dit-il, et plus il boit, plus il a soif. « Mais comment faites-vous donc pour ne jamais boire ? » me demanda-t-il. Je lui montre un tout petit morceau de pierre à fusil que j’ai dans la bouche. « Ah ! reprend-il en soupirant, cela ne vaut pas un verre de vin d’Asti, comme on en boit dans mon bon pays de Montferrat. »

En haut d’une âpre côte que nous avions gravie dans la poussière, je rencontrai une troupe de soldats appartenant, je crois, à la division Medici, et qu’à leur costume gris foncé je reconnus pour des Toscans. Réunis à l’ombre douteuse de trois ou quatre arbres maigrelets, ils jouaient ensemble, chacun faisant le moulinet avec son fusil, le portant debout en équilibre sur un doigt, le lançant en l’air pour le rattraper au vol. En passant près d’eux, je leur jetai un avertissement sur ces jeux pleins de périls. On me répondit par la phrase commune : « Il n’y a pas de danger ! » Je n’avais pas fait vingt pas que j’entendis une détonation : je me retournai et j’aperçus un de ces jeunes hommes qui s’affaissait, il se roulait sur la terre et se débattait en criant. Nous détachâmes sa blouse ; la balle avait pénétré dans la région intermédiaire du diaphragme, et elle était ressortie par le dos. Le pauvre enfant pâlissait, ses yeux cernés de tons livides flottaient sous les paupières déjà trop pesantes. Nous l’appuyâmes contre un arbre. « Laissez-moi dormir, disait-il, j’ai la tête lourde. » Une voiture passa, je la fis requérir, on y coucha le blessé sur les coussins réunis ; une demi-heure après, il était mort.


III

J’étais, on le comprendra facilement, sous une triste impression en arrivant à Mileto. La ville me parut affreuse, carrée, petite, rebâtie à neuf avec de vieux matériaux et composée de trois rues parallèles si larges qu’elles ressemblent à des places. Elle s’agitait, courait, faisait plus de bruit que de besogne et criait à rendre sourd. Garibaldi s’y trouvait. À l’aide de tentures de soie et de coton, de draps et de tapis, on avait improvisé, sous un arbre, dans un champ, une tente où le dictateur se tenait. Il était à demi couché, ayant près de lui des cartes déployées ; deux prêtres debout le regardaient avec une sorte de curiosité farouche, pendant qu’il écoutait