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à ce fléau de l’Afrique tropicale. Or les onze nègres qui seuls furent malades « avaient tous habité l’Angleterre pendant plusieurs années, circonstance à laquelle ils étaient peut-être redevables d’avoir perdu une partie de leur immunité[1]. » Déjà Winterbottom avait remarqué que les fièvres sont très communes parmi les nègres amenés de là Nouvelle-Ecosse à Sierra-Leone, et Prichard, en citant le fait, en avait tiré la même conséquence que M. Boudin, Ainsi la race nègre, transportée hors de l’Afrique, se désacclimate, au moins jusqu’à un certain point, de sa patrie originelle. En revanche, en arrivant dans des milieux différens, en s’acclimatant ailleurs, elle acquiert des immunités nouvelles. On sait que le noir est bien moins exposé que le blanc aux atteintes de la fièvre jaune. Il transmet au mulâtre cette précieuse faculté, et Nott va jusqu’à déclarer qu’un quart de sang nègre est à ses yeux un préservatif aussi certain contre cette épidémie que la vaccine l’est contre la variole[2]. Eh bien ! cette immunité, le nègre ne la possède pas en arrivant d’Afrique. Du moins le docteur Clarke, dans son histoire de l’épidémie qui ravagea la Dominique de 1793 à 1796, assure-t-il que tous les nègres récemment importés furent frappés par le fléau, tandis que ceux qui habitaient l’île depuis longtemps lui échappèrent. Après des exemples pareils, est-il encore possible de voir dans les immunités plus ou moins complètes dont nous parlons des caractères d’espèce ? est-il encore possible de méconnaître l’influence profonde exercée sur les facultés les plus intimes de l’organisme humain par les actions de milieu ?

Si la difficulté, pour un homme, de vivre ou de se propager dans une contrée quelconque était la preuve qu’il est d’une autre espèce que les habitans de cette contrée, on n’aurait pas besoin d’aller chercher en Afrique, en Asie, en Amérique, des exemples de la multiplicité des espèces humaines. On en trouverait sans sortir de France. La Dombes, ce plateau couvert d’étangs, dont M. de Lavergne a raconté ici même la triste et curieuse histoire[3], est presque aussi meurtrière pour les montagnards du voisinage que le sont pour nos émigrans les bords du Sénégal, beaucoup plus, à coup sûr, que les plaines de Buenos-Ayres ou de Montevideo. La

  1. Cette réflexion de M. Boudin a d’autant plus de poids que l’auteur a fait et continue encore des recherches spéciales sur les immunités médicales propres aux diverses races humaines.
  2. S’il en est réellement ainsi, on peut voir quel avenir cette immunité assure au mulâtre dans les États-Unis du sud et dans toute l’Amérique méridionale. Ici encore la race transportée se trouve supérieure à la race indigène, car les tribus américaines ont souvent été décimées par la fièvre Jaune. Humboldt pense que l’espèce de peste qui ravagea l’empire des Aztèques avant l’invasion des Espagnols, et qui est désignée dans leurs annales sous le nom de matlazahuatl, n’était autre chose qu’une épidémie de cette nature.
  3. Voyez la livraison du 15 Janvier 1860.