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l’état de pureté, et qu’il est par conséquent à peu près impossible de reconnaître[1]. On voit que Bory et Desmoulins étaient déjà bien dépassés ; mais on voit aussi que le vague s’accroît à mesure qu’on veut multiplier les espèces d’hommes. On commence à éprouver l’impossibilité de les caractériser, de les délimiter.

Cette considération n’a pas arrêté l’école américaine : celle-ci a laissé bien loin derrière elle les timides essais des polygénistes d’Europe. Son chef, Morton, divisa les groupes humains en trente-deux familles formées elles-mêmes de plusieurs espèces. À son tour, Gliddon porta ce chiffre à cent cinquante familles[2], et enfin les polygénistes américains en vinrent à admettre que les hommes avaient été créés par nations. Cette fois il est rigoureusement impossible d’aller plus loin, car la moindre peuplade des forêts d’Amérique ou des jungles de l’Inde qui s’écarte tant soit peu de ses voisines par les traits, la couleur ou le langage, est pour les anthropologistes dont il s’agit une nation, et constitue dès lors une espèce distincte. Les races européennes n’échappent pas à la règle, Knox, qui le premier, peut-être dans les temps modernes a professé ouvertement la croyance à la création sur place de tous les groupes humains, met face à face dans son livre la silhouette d’un Grec montagnard et d’un moujik ; il oppose ainsi la figure saillante, le nez crochu du premier à la face plate, au nez écrasé du second, et écrit triomphalement au-dessous : « Tous deux sont de race blanche ; voyez comme ils se ressemblent ! » Le même auteur ajoute : « Le but de cet ouvrage est de montrer que ce qu’on appelle les races européennes diffèrent les unes des autres aussi complètement que le nègre diffère du Boschisman, le Cafre du Hottentot, l’Indien rouge de l’Esquimau, et l’Esquimau du Basque. » Tous ces groupes d’ailleurs constituent pour lui autant d’espèces.

Plus d’un lecteur sera sans doute surpris de cette conclusion. Il lui paraîtra étrange qu’entre l’Anglais et l’Écossais, entre l’Irlandais et le Gallois, entre le Français et l’Allemand, entre celui-ci et le Bohême, on admette des différences aussi tranchées, des différences du même ordre que celles qui séparent l’âne du cheval, et ce dernier du zèbre[3]. Cette conclusion est néanmoins parfaitement logique. Elle est inévitable pour quiconque, oubliant la distinction de la race et de l’espèce et niant les actions de milieu, c’est-à-dire mettant de côté toutes les notions de physiologie applicables à la question actuelle, s’en tient dans l’examen des faits à des considérations

  1. Physiologie médicale 1832.
  2. Commentary upon the principal distinctions observable among the various groups of humanity. Types of Mankind.
  3. La genre cheval est un des plus naturels de la classe des mammifères, et les trois animaux que je nomme sont autant d’espèces de ce genre.