Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/655

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cette circonstance explique comment, en dépit de ses déclarations répétées, l’auteur se trouve en guerre avec les monogénistes, comment il se fait que nous ayons à lutter, à notre grand regret, contre un confrère que ses travaux placent au premier rang des naturalistes modernes, et qui nous a laissé comme homme les plus sympathiques souvenirs.

Tout d’abord constatons, dans le travail dont il s’agit, une faute facile à prévoir, l’absence de notions précises sur l’espèce, la race et la variété. L’auteur pose bien la question, et cela de la manière la plus nette, mais ce qui suit est à la fois bien vague et bien peu en harmonie avec la science actuelle. — Agassiz écarte formellement de la définition de l’espèce toute idée de reproduction. Ainsi il dédaigne ou repousse l’idée de filiation des êtres, dont tous les grands esprits, depuis Linné et Buffon, ont si bien compris l’importance. — Il ne distingue pas les métis des hybrides, et, en parlant de ces derniers, il dit en propres termes : « Il n’importe en rien à la question que les hybrides soient ou non indéfiniment féconds entre eux. » Mais depuis Buffon jusqu’à Müller et à M. Chevreul tous les zoologistes, tous les physiologistes, tous les penseurs qui ont touché à ces questions ont admis, comme un des points les plus fondamentaux, la nécessité de savoir si cette fécondité était ou n’était pas illimitée ! — Les notions de temps, de filiation, de degrés de fécondité étant ainsi rayées de l’idée d’espèce, Agassiz renonce à son ancienne définition et adopte celle de Morton, qu’il développe seulement dans les termes suivans : « Les espèces sont donc des formes distinctes de la vie organique, dont l’origine se perd dans le premier établissement de l’ordre de choses actuel, et les variétés sont des modifications des espèces pouvant retourner à la forme typique sous des influences temporaires. » On le voit, la forme seule, la forme actuelle, voilà tout ce qui, aux yeux d’Agassiz, constitue l’espèce. Dans toute cette partie de son travail, l’auteur parle comme les polygénistes les plus décidés et encourt exactement les mêmes reproches.

Voici maintenant qui est peut-être plus grave encore. Agassiz a bien posé la question : qu’est-ce que la race ? mais il n’y répond pas. Comme tous les polygénistes dont nous avons parlé déjà il ne définit pas ce mot sur lequel roule toute la discussion, et pourtant il se déclare prêt à prouver que « les différences existant entre les races humaines sont de même nature que celles qui séparent les familles, genres et espèces de singes ou autres animaux. » Il développe cette pensée et ajoute : « Le chimpanzé et le gorille ne diffèrent pas plus l’un de l’autre que le Mandingue du nègre de Guinée ; l’un et l’autre ne diffèrent pas plus de l’orang que le Malais ou le blanc ne diffèrent du nègre. » Dans la bouche d’un naturaliste, et quand ce naturaliste a réduit la notion de l’espèce à une question de formes, ce