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moins sur le continent. Pour trouver des consommateurs quand on doublait en même temps et le prix et la quantité des produits, il fallait des circonstances exceptionnelles : le miracle eut lieu. L’utilisation de la vapeur comme force motrice, le perfectionnement de la mécanique, surtout dans les filatures et le tissage, déterminèrent un phénomène équivalant à un prodigieux accroissement de la population. Pour les plus importantes spécialités parmi les articles manufacturés, les prix de vente s’abaissent de telle sorte que le fabricant peut mettre le salaire en rapport avec le prix exorbitant des vivres, en se réservant à lui-même un bénéfice inespéré. L’activité des manufactures se propage de proche en proche. Il y a des usines à bâtir, la terre à fouiller pour en tirer les métaux et les combustibles, des canaux à creuser, un matériel immense à combiner et à construire ; pour tout cela, la main-d’œuvre est sollicitée, largement payée. Le bien-être des ouvriers provoque leur classe à une multiplication rapide.

Cet agencement artificiel reposait cependant sur un échafaudage assez fragile : il eût suffi pour le renverser d’une concurrence intelligente, car les Anglais, en forçant démesurément leur production, se mettaient dans la nécessité absolue de vivre par le commerce extérieur, et comme il n’y avait rien d’impossible à ce qu’une autre nation s’appropriât les procédés nouveaux sans avoir à payer à une aristocratie nourricière cette prime énorme qui élevait artificiellement le salaire, il aurait pu se faire que les marchés lointains fussent sérieusement disputés aux spéculateurs britanniques ; mais alors le seul pays assez avancé pour se poser en concurrent, la France, déchirée intérieurement par les révolutions ou enivrée de gloire militaire, était en outre exposée aux excentricités économiques de ses administrateurs. Il faut le dire aussi, l’état de guerre portait profit à l’Angleterre en autorisant cette politique âpre et spoliatrice qu’on lui a souvent reprochée, et non sans motifs. Dans tout pays allié ou conquis, les agens britanniques s’appliquaient à paralyser la navigation locale, et la police maritime qu’ils y substituaient n’était qu’une savante organisation de la contrebande au profit des manufactures anglaises.

L’Angleterre avait traversé à son honneur une épreuve terrible ; elle s’était placée politiquement au premier rang des nations et avait donné aux autres peuples la plus haute idée de son énergie et de sa richesse. Était-elle après 1815 vraiment riche dans la naïve et bonne acception du mot ? Sans doute elle avait développé étonnamment ses moyens de production et son revenu collectif, sans doute un capital énorme s’était accumulé dans les trente-deux mille familles propriétaires du sol, parmi les grands entrepreneurs de culture, les