Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/714

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

l’intimité de ses souffrances. Ce qu’il ne voulait pas qu’on sût ou ce qu’il voulait du moins laisser sous le voile de la forme poétique et philosophique, ses lettres le disent après lui avec une ingénuité austère. Il écrit à son père, à son frère, à sa sœur, à l’avocat Brighenti, au libraire Stella, l’éditeur du Spectateur Milanais, surtout à Giordani, et il se peint tout entier sans songer que ces fragmens dispersés, intimes, se rassembleront un jour sous la main d’un divulgateur zélé qui les rendra à la lumière. N’a-t-on pas livré à une curiosité frivole trop de détails familiers et pénibles ? Je l’ignore, je ne le recherche pas. Toujours est-il que dans ces lettres on peut suivre la trace de ce supplice permanent et obscur à travers lequel se dévoile un esprit toujours viril sans doute, mais assurément assombri par l’habitude de la douleur.

Le mal de Leopardi est le mal du temps certainement, c’est le mal du temps arrivé par un prodige d’électricité morale jusqu’à un lieu perdu de la Marche d’Ancône, jusqu’à l’âme d’un enfant inconnu ; mais comment se développe-t-il ? Il vient d’une jeunesse fatalement comprimée et altérée dans sa source. Cette jeunesse de Leopardi fut un vrai duel contre des obstacles qui n’eussent été rien pour d’autres peut-être, qui étaient tout pour lui, parce qu’il les ressentait violemment, parce qu’il s’épuisait à les vaincre et ne réussissait qu’à les aggraver. Il était né à Recanati, entre Macerata et Loreto, dans ce pays qui a été, il y a quelques mois, ensanglanté par la guerre. Recanati était assurément une honnête petite ville de province, qui de loin, du haut de sa montagne, avait assisté à ce grand drame du commencement du siècle où l’Italie avait un rôle, et qui n’en était pas restée moins paisible, moins endormie. Ce fut le premier supplice de Leopardi. Quand il commença à se sentir vivre, cette paix opaque lui pesa horriblement. Il n’en était pas de cette partie de la Marche comme de la Romagne, de Bologne, du nord de l’Italie, où il y avait du moins un certain mouvement d’esprit, même après la restauration. Dans la Marche, tout était mort. On ne parlait pas plus de littérature que de politique à Recanati, et peu s’en faut, je pense, que Leopardi, dans son amertume refoulée, ne vît dans tous ses compatriotes des sauvages vivant de la vie de nature. Il prit en haine cette indifférence pour toutes les choses de l’esprit, cette existence monotone dans une solitude sans écho, et il n’aspira qu’à secouer sa captivité. « Ne me parlez pas de Recanati, disait-il ; elle m’est si chère qu’elle me fournirait de belles idées pour un traité de la haine de la patrie ! » Et un jour que Giordani cherchait à le réconcilier un peu avec sa ville natale, ou tout au moins à calmer son impatience, il lui répondait : « Qui aurait jamais pensé qu’un Giordani dût prendre la défense de Recanati ? Oh ! carissimo, cela