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sais-je ? ce jeune critique de moins de dix-huit ans allait de Virgile à Hésiode, de Jules Africain à Horace. Sur tous ces points obscurs de l’antiquité, il multipliait les dissertations, les notes, les commentaires, et partout il portait un mélange singulier de hardiesse, de pénétration et de sûreté. Ce n’était là encore qu’une préparation, car avec le philologue naissait le poète, le penseur, qui faisait les canzoni sur l’Italie, sur le monument de Dante, qui émettait dans ses lettres les vues les plus lumineuses sur les conditions d’une littérature italienne moderne.

Étranger au monde extérieur, traité comme un enfant bizarre, froissé de tout ce qui l’entourait à Recanati, frémissant sous la discipline paternelle, Leopardi ne se sauvait de l’ennui qu’en se livrant à ce travail dévorant, en s’absorbant avec la plus étrange passion dans l’étude. On ne passe pas impunément par ces crises de violente tension intellectuelle qui rompent à jamais l’équilibre dans une existence humaine, et ne font grandir l’esprit qu’en donnant à cette croissance le caractère d’un douloureux effort, en altérant toutes les autres sources, tous les autres élémens d’activité. Leopardi y trouva cette souffrance qui naît de la fixité prématurée de l’intelligence, de l’abus de la contemplation solitaire. « Ce qui me rend malheureux, c’est la pensée, écrivait-il à Giordani. Je crois que vous savez, mais j’espère que vous n’avez jamais éprouvé de quelle façon la pensée peut crucifier et martyriser une personne qui pense un peu différemment des autres, quand cette personne n’a d’autre distraction que l’étude… Pour moi, la pensée m’a donné et me donne de tels martyres par cela seul qu’elle me tient entièrement en son pouvoir, qu’elle m’a nui évidemment, et elle me tuera si je ne change de condition… La solitude n’est point faite pour ceux qui se brûlent et se consument eux-mêmes… »

Ce n’est pas tout. Une si frêle nature ne pouvait tenir longtemps à cette dévorante activité intérieure, à cette vie de claustration et de surexcitation d’esprit, à « cette furie de pensée et d’étude, » pour parler son énergique langage. La santé de Leopardi y périt bientôt, la maladie envahit son organisation tout entière et la laissa sous le coup d’irrémédiables atteintes. Ses nerfs s’irritèrent, sa vue s’affaiblit, et ses forces s’épuisèrent. Il était obligé parfois d’interrompre tout travail, ne pouvant pas même lire, passant les jours à se promener lentement sans parler à personne et sans trouver le repos dans l’inaction. Leopardi n’y succomba pas, mais il se vit dès lors condamné à n’être qu’une ombre d’homme, à vivre comme s’il devait mourir à tout instant. Chacune de ses lettres porte la trace de cette préoccupation douloureuse ; à chaque page, il parle de son mal, de tous les maux dont il est assailli. Il n’avait aucune illusion, et au