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lutte s’établit entre la prépondérance et l’égalité. Elles prouvent que le changement en faveur des chrétiens prend racine ; elles ne prouvent pas uniquement que les chrétiens sont opprimés par les Turcs. »

Si j’avais eu le goût de faire une édition des documens anglais ad usum delphini ou du parlement, j’aurais supprimé ce passage, qui paraît contraire à la cause que je défends. Je m’en suis bien gardé ; il est important dans le débat. Que dit en effet M. Skene ? Qu’un grand changement en faveur des chrétiens s’est accompli depuis vingt ans dans la province d’Alep ; est-ce aux Turcs qu’on le doit ? Non, c’est aux Égyptiens. Depuis l’occupation égyptienne, les chrétiens ont été plus libres et mieux traités. Les Turcs ont continué ce que les Égyptiens avaient commencé. Est-ce par bienveillance, est-ce l’effet des inspirations d’un gouvernement juste et bienfaisant ? Non ; les Turcs sont jaloux de la condition qu’ont obtenue les chrétiens, de leurs succès, de leurs richesses, de la protection que leur donnent les consuls européens. M. Skene craint même que l’amélioration du sort des chrétiens ne devienne un danger pour ceux-ci. Un danger ! d’où viendra donc le danger ? De la haine et de la cruauté des Turcs. N’y a-t-il pas en effet, à dix ans de distance, d’épouvantables massacres des chrétiens, à Alep en 1850, dans le Liban et à Damas en 1860 ? Il est vrai que, selon M. Skene, ces incidens ne sont point des crimes qu’on puisse imputer à la constitution sociale du pays. La Syrie est le pays du monde où il se commet le moins de crimes. On y massacre et on y pille, il est vrai, les chrétiens tous les dix ans, et il est possible, soyons justes, qu’il y ait moins de crimes privés, grâce à ces grands crimes publics qui ont pris et employé à leur service tout ce que la nature humaine peut fournir de mal pendant dix ans. Je suis porté à croire qu’on a peu volé et peu assassiné d’une manière privée à Paris le jour de la Saint-Barthélémy ou pendant le massacre des prisons en 1792. Les choses se faisaient en grand, et ces choses, pour parler toujours comme M. Skene, sont seulement les signes d’une prépondérance qui, sentant qu’elle se détruit, s’irrite de sa destruction ; ce sont les symptômes de la révolution qui se fait en faveur des chrétiens, révolution qui prend racine, selon M. Skene, mais qui prend racine dans le sang même des chrétiens. Or cette révolution, qui réclame seulement l’égalité de droits entre tous les sujets du sultan, ce ne sont point assurément les Turcs qui la font, puisqu’ils cherchent à l’empêcher par des massacres périodiques. Elle se fait donc malgré les Turcs et malgré leurs affreux procédés de résistance ; elle se fait par la force des choses, et par deux choses surtout qui rendent cette révolution inévitable, l’accroissement matériel et moral de la population chrétienne en Orient, le dépérissement matériel et moral de la population turque.

Je vais revenir sur ces deux points en examinant le rapport