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inverse de celui qui a régi la nôtre. Tandis qu’en France, sur une surface à peu près unie, le pouvoir royal a fini par absorber les domaines des grands vassaux de la couronne, par acquérir cette consistance et cette unité qui font sa force et qui sont le principe de notre grandeur nationale, dans l’Arménie l’autorité souveraine, toujours contestée et faible, dominée par une turbulente féodalité, ne put garantir ce royaume des troubles intérieurs nés de la servitude étrangère, et ne tarda pas à s’abîmer dans une ruine générale.

Dans l’intérieur du Caucase, où nous appelle plus particulièrement le spectacle de la lute que la Russie y soutient depuis soixante années[1], le relief du sol, avec ses mille accidens, a eu sur le sort des tribus montagnardes une influence bien plus marquée. L’histoire de ces tribus est si intimement liée à l’aspect des lieux, qu’on ne saurait comprendre ce qu’elles furent dans le passé, le mobile de leur résistance, les causes de leur force et de leur faiblesse, ni prévoir ce qu’elles deviendront un jour entre les mains de leurs nouveaux maîtres, si on les étudiait en les isolant du cadre où elles sont placées. Au milieu d’un dédale de vallées et d’escarpemens, d’anfractuosités et de cimes couronnées de neiges éternelles, parmi les méandres des torrens et des rivières qui jaillissent de tous côtés, il n’a jamais pu se former que de petits groupes de populations, séparés par les obstacles que leur oppose la nature, par la dissemblance des mœurs et des langages, et incapables de s’élever jusqu’à une organisation collective ou à un degré tant soit peu remarquable sur l’échelle de la civilisation. Ces montagnard, condamnés à vivre dans l’isolement entre eux et avec les nations voisines, à disputer leur subsistance à un sol indocile ou limité dans ses productions, à n’avoir qu’un abri mal assuré contre un ciel rigoureux, ont été forcés de tout temps à chercher dans le brigandage ou la piraterie les ressources qui leur manquaient. Ils sont restés stationnaires dans la voie du progrès social, et ils nous apparaissent aujourd’hui les mêmes et aussi divisés que nous les montrent les écrivains de l’antiquité et ceux des siècles plus rapprochés de nous.

Hérodote, qui, dans le Ve siècle avant notre ère, visita les colonies grecques de la Mer-Noire et recueillit parmi elles, sur les peuples caucasiens, des renseignemens sommaires, mais parfaitement exacts, Hérodote atteste que ces montagnes renferment des nations nombreuses et de tout sorte[2]. Strabon raconte qu’à Dioscurias, le principal comptoir des Milésiens sur la côte orientale de cette mer, accouraient soixante-dix tribus, ou trois cents, suivant d’autres,

  1. Voyez, sur les forces militaires de la Russie dans le Caucase, la Revue du 15 juin 1860.
  2. Histoire, liv. Ier, ch. 203.